Sofitel-Carlton : Assomption de l’Innocence

mis en ligne le 5 avril 2012
(Remarque préliminaire. Ce texte ne traite pas de l’affaire DSK 1, c’est pourquoi je la nomme, en toute rigueur, « affaire Sofitel-Carlton », puisqu’en ces deux espaces se distribuent « objectivement » tous les mystères. La référence à DSK, et à distance de ce dernier, n’intervient que comme énigme « psychologique » – comment un « puissant » en est-il arrivé là ? Parodiant la conception frauduleuse car toujours bafouée, notamment par les médias, de « présomption d’innocence », je fais intervenir la notion d’« assomption de l’Innocence » d’inspiration psychanalytique, peu élaborée à ce jour, l’obsession de la culpabilité demeurant une référence écrasante de notre culture. Le processus infantile d’un « travail de l’Innocence », inconscient (comme l’indique le « I » capital), qualifié d’« Innocentation », devrait faire l’objet d’investigations approfondies, tant paraissent considérables ses effets aux plans judiciaire, politique, moral et anthropologique.)
La notion de « présomption d’innocence » occupe un vaste espace juridique, hétéroclite et confus, tagué et troué de toutes parts par les ruses, artifices et distorsions d’une pléthore de protagonistes : témoins, policiers, avocats, magistrats, médias, victimes. Elle est censée, préemptant un principe d’objectivité dont on ne perçoit à vrai dire que des constructions aléatoires, fluctuantes, montées de bric et de broc, bancales. L’affaire Sofitel-Carlton en est l’illustration, toujours en cours, et qui réserve encore quelques surprises. Elle n’est rappelée ici, dans une perspective psychanalytique, qu’en raison de l’implication surprenante et à multiples facettes de la personnalité de DSK. Il semble opportun, écartant la surface chiffonnée et trouble qu’est la « présomption d’innocence », de s’interroger sur ce qui a pu fonctionner à la source de l’acte sexuel – puisque celui-ci demeure la donnée centrale de l’affaire – pratiquement occultée. Occultée et évincée – en dépit ou du fait des débordements exhibitionnistes – par les caricatures égrillardes, puritaines ou coquines, allusions effarouchées ou clins d’œil complices, alors que nous avons « affaire » à la structure de base des motions pulsionnelles, communément admises comme étant au pivot de la construction juridique. Il est donc légitime, écartant en la parodiant l’expression diffuse et galvaudée de « présomption d’innocence », d’avancer ici le principe d’une « assomption de l’Innocence » – les deux termes, pris dans leur plus stricte spécificité, servant à désigner des états psychiques racinés profond, impérieux, universels, jouant un rôle déterminant dans la formation et l’orientation, non seulement des comportements individuels, mais des visions du monde elles-mêmes.
« Innocence » désigne une certaine qualité du rapport de l’individu à la sexualité, telle notamment qu’on peut en suivre les parcours et manifestations en psychologie de l’enfant. Ce dernier est censé ignorer la réalité sexuelle, il est dit immature et incapable de contrôler et encore moins de maîtriser (il est la cible d’interdits sévères) les motions, gestes, jouissances que suscitent et commandent les différents organes et leurs valences sensibles – nous évoquons là les « zones érogènes », support des phases de la libido (orale, anale, phallique), étant entendu que le corps entier est Corps d’amour, comme l’écrit et le détaille le penseur américain Norman O. Brown. Pour qualifier l’enfant parcourant toute la gamme des motions libidinales, Freud a utilisé l’expression, écho sans doute du langage psychiatrique de l’époque, de « pervers polymorphe ». Expression aussi pertinente que désastreuse : idéologique et vaseux, « pervers » l’a emporté sur l’exact « polymorphe », qui offre un tableau organique et libidinal propre à l’observation et établissant avec une suffisante précision que c’est l’ensemble des organes, tissus, fonctions du corps et leurs fantasmes adjacents qui entrent en scène et en jeu dans l’acte sexuel.
« Innocent » chez l’enfant, « polymorphe » devient chez l’adulte « perversité », grevée d’une culpabilité inscrite dans toute la gestuelle sexuelle : masturbation, sodomie, fellation, voyeurisme, exhibitionnisme, fétichismes, etc. Or tout (récits, témoignages, observations, analyses et auto-analyses, etc.) donne à penser que ces différentes modalités font, dans toutes les sociétés, à toutes les époques, sous des modèles, formes et proportions diverses, partie intégrante de la sexualité. De par sa structure organique féconde en productions et arborescences psychologiques, toute sexualité ne peut être que « polymorphe ». L’acte sexuel le plus élémentaire est un montage, un blason, une armoirie de pièces et motions « perverses », pour la plupart inscrites à l’encre sympathique (en tous sens du terme)
« Perverse » et « polymorphe », la sexualité – « empire des sens » – l’est impérieusement, tout au long de la vie. Il faut donc faire avec. Soumis non moins impérativement aux contraintes de l’éducation et au respect légaliste des normes régissant la société, on s’efforcera d’exercer une certaine maîtrise, à l’aide d’une panoplie d’instruments culturels (« valeurs ») à l’efficacité variable. Pour les uns ça marche, au moins apparemment – pour d’autres, « destinés » à la « faute » et à la délinquance, non. Mais il se trouve que, comme tant d’autres « manœuvres » infantiles, le processus d’« Innocentation » persiste, résiste. Le sujet y a recours, plus ou moins inconsciemment, pour lutter contre un sentiment quasi inévitable de culpabilité et se dédouaner face à une fatalité contre laquelle il ne peut rien. Comment, dès lors, ne pas être en « sympa » au sens fort (sentir avec, souffrir avec, pactiser) avec une motion pulsionnelle qui demeure sienne, logée au plus profond de soi, quoi qu’on fasse. (Ainsi en va-t-il, sans doute, du prêtre pédophile, qu’un irrésistible désir, en dépit des lourds interdits dressés par une pratique religieuse assidue, la pression massive du corps de l’Église, la présence en incarnation du corps souffrant du Christ, etc., contraint à laisser en quelque façon venir à lui les petits enfants – et non lui aller vers eux, comme il le croit « innocemment ».) Le mouvement pulsionnel est, de force, pris en charge par le sujet – nous disons qu’il l’assume. Comme pour toutes les ambivalences sexuelles, le terme d’« assomption » se propose de lui-même, pour les deux faces qu’il couvre : assumer activement le mouvement pulsionnel visant la satisfaction ; assumer – à bon inconscient et à mauvais escient ? – l’« Innocence » valorisée en tant que source « naïve », visant, estime-t-on, le morbide (dans le film de Fritz Lang, M Le maudit, 1931, le meurtrier – l’extraordinaire Peter Lorre – décrit en termes saisissants cette « assomption » devant le tribunal des hors-la-loi).
La notion d’« assomption de l’Innocence » est de nature à éclairer une certaine forme de comportement manifestée à l’occasion de l’affaire portant le nom de DSK – non pour singulariser ce dernier, comme s’est ingénié à le clamer le charivari idéologique, moralisateur et mercantile des intervenants (on pourrait en tirer une anthologie de la bassesse et de la bêtise), mais bien au contraire pour en souligner la banalité. Banalité massive d’une « perversité polymorphe » qualifiant une structure anthropologique élémentaire de l’activité sexuelle. On est amené de la sorte à projeter un éclairage particulier sur l’une des questions posées d’emblée au début de l’affaire : comment une personnalité disposant d’un pouvoir exceptionnel – économique (FMI), politique (DSK président !), culturel (universitaire), social (renommée, richesse) – a-t-elle pu « en arriver là », alors même que consciente d’être la cible d’adversaires prêts à l’abattre à la moindre faille ?
Il aurait suffi, pouvait-on croire, d’à peine un grain de contrôle et d’une goutte d’abstinence pour déjouer pièges et coups bas, et, à l’instar des millions d’êtres humains à travers « innocemment » sa « vie privée ». Il est remarquable de constater que, loin d’inciter à la prudence, à la ruse ou au détour, les pouvoirs détenus par DSK fonctionnèrent comme une encre sympathique : révélateurs, à charge, des deux faces de l’« assomption de l’Innocence » – d’un côté, assumer ses propres motions pulsionnelles chargées de risque, de l’autre assumer un statut interne d’Innocence à fonction restauratrice. Le processus d’Innocentation, ressource infantile vitale, est inhérent à l’humanité. Le pouvoir « innocentise » selon qu’il infantilise – au risque de l’« Innocence » même.










1. Voir Le Monde libertaire, n° 1644, « Affaire Sofitel. Le Juif Süss est de retour. Un moment-calque de l’histoire ».