Presse : crise de la liberté

mis en ligne le 12 avril 2012
Il y a environ un mois 1 Le Monde (pas libertaire, mais à qui il arrive de dire des choses intéressantes) publiait un article inédit d’Albert Camus qui aurait dû paraître dans Le Soir républicain le 25 novembre 1939, soit trois mois après l’entrée en guerre de la France. Article qui était en fait un manifeste pour une presse libre et qui fut censuré. Ce texte reste d’une actualité brûlante, aujourd’hui où la censure n’ose plus dire son nom et prends des chemins détournés pour étouffer la presse révolutionnaire et permettre d’exister à celle qui ne dérange pas, voire submerge le lectorat en le noyant sous les inepties et les pseudo-informations, accomplissant ainsi son travail d’abrutissement des masses et de maintien d’un système capitaliste jamais rassasié. Les moyens de contrôler la presse ont beaucoup évolué depuis 1939. On ne censure pas, on nous inonde d’informations de toutes parts, laissant peu de place pour de véritables analyses. Noam Chomski a très bien décrit ces procédés de la classe dominante et des médias à ses ordres ; je vous renvoie donc à ses nombreux écrits que vous pourrez vous procurer dans notre librairie 2. Le seul aspect que je veux évoquer ici est celui du nerf de la guerre dans la presse écrite.
La crise de la presse écrite qui existe depuis déjà plusieurs décennies a été accentuée par la crise financière actuelle 3. En effet, la principale source de financement de cette presse écrite étant la publicité, on comprend aisément que dans le contexte présent, les annonceurs placent leurs billes ailleurs. À l’origine, c’est la presse quotidienne nationale (PQN) qui a été touchée. L’information générale payante s’est vue concurrencée par l’information générale gratuite (20 minutes, Métro). Mais désormais le mal s’est généralisé ; la presse quotidienne régionale (PQR) elle aussi est atteinte 4, de même que les publications (magazines) spécialisées.
Des titres historiques comme Combat, Le Quotidien de Paris, Le Matin de Paris sont morts dans les années 1980. Plus près de nous, d’autres comme France-Soir n’ont pu enrayer leur chute inéluctable et sont passés à la trappe (dans leur version papier). Partout l’heure est aux restrictions budgétaires et aux plans de sauvetage : Le Parisien, Libération, Le Monde, L’Express. Le phénomène n’est pas seulement national : les titres en Grande-Bretagne, Italie, Espagne où le prix de vente est plus bas qu’en France ne résistent pas mieux. Quant aux États-Unis, rien qu’un chiffre édifiant : 13 000 suppressions de postes de journalistes en 2008. Comme l’indique SIA Conseil 5 : « Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale et la refondation de la presse dans les pays occidentaux, la presse d’information est conçue comme ayant une fonction d’intérêt public difficilement compatible avec le capitalisme de marché. » Il est de bon ton de dire qu’une des raisons du faible taux de rentabilité de la presse soit à rechercher d’une part côté rédactionnel avec les clauses de conscience garantissant l’indépendance des journalistes, d’autre part côté fabrication et impression avec les coûts résultant des conditions salariales obtenues depuis 1947 par le Syndicat du Livre (CGT), et côté distribution enfin où le Syndicat a également obtenu des avantages sociaux grâce à un pouvoir de négociation et de revendication beaucoup plus élevé que dans la plupart des autres secteurs (comme quoi, une organisation de classe peut tenir la dragée haute au patronat).
La recherche du moindre coût au niveau rédactionnel, alliée aux nouvelles technologies, a conduit les patrons de presse à réduire d’abord la masse salariale des journalistes ; moins d’envoyés spéciaux, moins d’investigations sur le terrain, suppression du personnel de secrétariat : le journaliste fait tout lui-même, en saisissant à l’ordinateur ses textes qui ne sont que des reprises de l’AFP (ou d’une agence de presse similaire). D’où une baisse de qualité du titre provoquant une perte de lecteurs qui entraîne une baisse des ventes. Cette perte, qui est également accentuée par la TV, la radio, et plus récemment les « gratuits » et internet. Le résultat visible par tout diffuseur de presse (en kiosque ou librairie), c’est un vieillissement du lectorat. Le jeune lectorat potentiel se dirige, lui, vers les gratuits et surtout internet. Il ne fait pas la démarche d’aller vers l’information, c’est l’information (ou pseudo-information) qui vient vers lui : on lui colle un gratuit dans les mains aux entrées-sorties du métro, ou bien on truffe son écran d’ordinateur de résumés d’infos, qu’il voit quand il veut consulter ses mails.
À une époque où la fameuse « crise » affecte le pouvoir d’achat de chacun, la tendance va s’accentuer : on essaiera de se procurer l’information gratuitement : sur ordinateur ou portable pour ceux qui en possèdent, alors que les moins fortunés auront droit, eux, aux gratuits (papier). Inutile de préciser que d’information ils n’en auront qu’un ersatz : plus une seule analyse, que du brut asséné comme vérité certifiée (par qui ?). Comble de cynisme, certains n’hésitent pas à présenter l’ascension des écrans et la baisse du papier comme un avantage si l’on considère l’aspect écologique : 40 % d’invendus dans la presse papier à économiser, voire à supprimer, en oubliant de nous dire que 1) une grande partie de ce papier est recyclée et 2) que les composants des écrans d’ordinateur ou tablettes numériques ne veulent pas que du bien à la planète.
Le débat est biaisé, nous le savons bien au Monde libertaire, nous qui subissons de plein fouet depuis 2010 la « réforme » de Presstalis (ex-NMPP) qui nous ampute de nos recettes de vente sur son réseau (kiosques et maisons de la presse). Nous ne sommes évidemment pas les seuls : certaines publications ont déjà disparu des points de vente, Alternative libertaire n’est distribué qu’un mois sur deux, et nous-mêmes n’allons pas très bien, n’étant maintenus à flot que grâce à nos abonnements (nombreux mais encore insuffisants) et aux souscriptions alimentées par vos dons. Comme disait Albert Camus pour conclure son article interdit : « Former ces cœurs et ces esprits, les réveiller plutôt, c’est la tâche à la fois modeste et ambitieuse qui revient à l’homme indépendant. Il faut s’y tenir sans voir plus avant. L’histoire tiendra ou ne tiendra pas compte de ces efforts. Mais ils auront été faits. »
Le combat est loin d’être fini et se poursuit donc pour la survie d’une presse libre. Pour sa part, Le Monde libertaire entend prendre toute sa place dans ce combat.






1. Le Monde du samedi 17 mars 2012.
2. Librairie du Monde libertaire, 145, rue Amelot, 75 011 Paris.
3. Le Monde libertaire n° 1650 (« Presse, de mal en pis »).
4. Le Monde libertaire n° 1663 (« Presse normande en danger »).
5. Telecom et Media de SIA Conseil (cabinet de conseil en management).



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Anneau Nyme

le 24 octobre 2012
Et il ne sera pas seul.
Tenez bon, on va avoir besoin de vous !