Idées de front

mis en ligne le 19 avril 2012
À l’heure où le télécran sermonne le quidam de se rendre aux urnes pour voter utile, une question resurgit inexorablement : le vote est-il utile ? En dehors de la sphère militante, cette question est exceptionnellement posée et le vote n’est que trop rarement remis en question, seule la course à l’échalote électorale compte. Dans les milieux anarchistes, les campagnes anti-électoralistes sont l’ordinaire du militant lorsque l’appel aux urnes retenti. Mais, si cette question provoque peu de discussions à l’échelle collective, les pratiques individuelles peuvent se révéler divergentes. L’exemple admis est celui du deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002, pour lequel certains d’entre nous allèrent voter contre le parti fascisant.
L’argumentaire anti-électoraliste est rodé et il n’est sans doute pas nécessaire de revenir sur les fondements de cette conviction inhérente à nos principes révolutionnaire et autogestionnaire. La question n’est pas de définir l’utilité de cette action pour arriver à nos fins, car nous savons que le vote tel qu’il est pratiqué aujourd’hui ne nous permettra pas d’atteindre nos objectifs qui sont la suppression de toutes formes d’autorité, de hiérarchie et d’exploitation. Cependant, l’acte du vote, comme il se pratique aujourd’hui, pourrait être considéré comme un compromis avec le système actuel, comme nous le faisons chaque jour en nous rendant au supermarché et autres tourments quotidiens. Une concession de plus me direz-vous, mais aussi un outil supplémentaire permettant de combattre le patronat, de faire tomber quelques privilèges, d’introduire un peu plus d’égalité. Le résultat des élections dans notre soi-disant système démocratique donne lieu à un aménagement peu convaincant, mais ces minces victoires sont nécessaires à nombre de salariés, de familles, de précaires qui pâtissent chaque jour des maux du capitalisme et du libéralisme. Nous sommes présents lors des luttes pour conserver le peu de droits que nous avons, comme pour le mouvement des retraites en 2010 pour lequel nous étions de tous les cortèges. Voter n’interdit pas de persévérer dans les luttes quotidiennes sur le terrain ou d’appeler à la grève générale – et l’essentiel du discours que nous devons tenir est là.
L’enjeu majeur est d’amener nos amis, nos familles, nos camarades à s’engager dans les luttes et de prendre part à la vie, à l’organisation et l’autogestion des quartiers et des villes. Or appeler de manière directe à l’anti-électoralisme peut s’avérer improductif car ce principe est difficilement assimilable lorsqu’il est pris de front. Nous pouvons établir une corrélation avec plusieurs de nos aspirations : expropriation, réquisition, suppression du système carcéral, etc. Même le terme d’anarchisme est perçu négativement par la plupart des personnes. J’ai encore en mémoire une réunion publique pendant laquelle un de nos camarades répétait vigoureusement, qui plus est de façon impromptue, « Il faut détruire la famille ». Les personnes non averties de la vie collective en société anarchiste furent surprises et apeurées par ces propos très directs présentés sans aucune explication. Ainsi nos idées étant radicales vis-à-vis de la soupe servie quotidiennement, nous devons faire preuve de diplomatie, de patience et de tact avec nos interlocuteurs. Même si nos principes généraux peuvent être reçus avec beaucoup d’entrain lorsque nous les exposons, nos idées sont vite confrontées à des mises en situation ou à des exemples concrets par une personne pragmatique, et il devient alors plus difficile d’expliquer, de défaire les idées préconçues et d’amener notre interlocuteur à briser ses propres barrières que des années de réprimandes, de moralisation et d’exploitation ont dressées. Dans ce contexte, nous ne pouvons pas nous permettre d’attaquer certains sujets bille en tête. Par exemple, plutôt que de parler directement d’anti-électoralisme, centrons notre argumentaire sur l’établissement d’élections visant à donner des mandats à des représentants révocables, élus à l’unanimité, etc. L’approche des idées anarchistes et les premières confrontations avec des principes quasiment jamais abordés en dehors de nos milieux militants peuvent s’avérer compliquées. Ainsi, quand nous incitons à déserter les urnes, par un collage d’affiches en pleine campagne présidentielle ou dans une discussion, la première prise de contact avec des personnes non politisées ou électeurs de l’UMPS, voire du FN, peut s’avérer totalement inefficace et susciter une méfiance, voire un rejet automatique vis-à-vis de notre discours. L’efficacité de diffusion de nos idées doit passer par un travail sur le fond et la forme de nos arguments afin d’établir un dialogue constructif et accessible.
À première vue, il paraît plus aisé d’engager la discussion sur l’autogestion et l’expropriation des patrons avec un militant anticapitaliste ou communiste. Ainsi, l’élection présidentielle et la montée du candidat du Front de Gauche peuvent être considérées comme des évènements privilégiés pour aborder les sujets politiques que nous connaissons bien, et cela à partir d’un cadre rassurant pour l’interlocuteur puisque certaines de nos idées sont évoquées : éducation émancipatrice, engagement de chacun dans la vie politique, création de coopératives, etc., même s’il est sans doute vrai que la poussée du vote Front de Gauche est moins due à des convictions socialistes ou communistes qu’à une tentation des individus de mettre un coup de pied dans la fourmilière et de réagir aux attaques systématiques de la finance. De même, plutôt que de « prendre le pouvoir », nous aimerions le détruire, et nous savons que l’aménagement du capitalisme est une escroquerie si l’on souhaite un changement radical, une révolution sociale, une société libre, égalitaire et solidaire. Aussi, il est incontestable que les dirigeants du Front de Gauche et son candidat restent familiarisés avec l’oligarchie en place. Mais la diffusion sur les écrans des idées du Front de Gauche et la réception favorable de celles-ci de la part de nombreux citoyens apportent de l’eau à notre moulin. N’est-ce pas une ouverture d’esprit que de penser à instaurer une VIe République qui supprimerait l’homme providentiel ? L’idée de supprimer le « guide » à la tête du pays n’est pas si répandue et le fait que ce concept se développe paraît être une avancée. De même que la reprise d’usines en coopérative peut amener à discuter de l’autogestion. Les thèmes abordés par l’extrême gauche, et le score qui rend crédibles à de nouveaux yeux ces idées, doivent nous permettre d’entrer dans les débats et de développer nos idées. Les militants anarchistes ont leur place dans le débat politique actuel, comme ils l’ont dans les syndicats et les associations. C’est justement dans ces moments que nous devons être présents afin de diffuser nos principes et nos pratiques.
Alors, le temps de cette « effervescence » électorale, dans mes discussions je soutiens les idées du Front de Gauche, je les explique, j’argumente. Je rappelle qu’élire Arthaud, Mélenchon ou Poutou ne suffira pas, il faudra continuer de se battre quoiqu’il arrive. Mais ces échanges autour d’un programme présidentiel servent essentiellement à politiser, engager les interlocuteurs, les extirper parfois du vote Front national et combattre leurs idées nauséabondes, et surtout développer les concepts de base d’une société anarchiste. Tirons sur la corde avec ce qui nous semble être le meilleur outil à cet instant. Ainsi, après des soirées de débats, des mails et des articles de journaux échangés, après avoir participé à l’introduction de la politique dans des milieux où les soucis quotidiens et le travail efficace des chiens de garde détournent tout intérêt politique et volonté d’engagement, limitent la connaissance du fonctionnement de nos institutions et provoquent les peurs où grandissent le rejet de l’autre et la division de la classe ouvrière, pourquoi ne pas se déplacer jusqu’à l’urne au premier tour ? Car si ce seul fait peut contribuer à créer une unité, un premier combat commun, une concrétisation de nos longues et parfois virulentes discussions, alors ce vote peut être utile. Et bientôt, cette grande messe sera finie mais nous, nous débattrons encore et nous serons plus nombreux. Par cette concession, et même si la route est encore longue, les idées anarchistes accompliraient une part du chemin qui les sépare du nombre qui rendrait véritablement vaines ces élections.

Jean-Sébastien, groupe de Caen de la Fédération anarchiste



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Batko

le 3 mai 2012
Après mûre réflexion (Plusieurs années), comme bien d'entre vous je suppose, j'en suis arrivé à la conclusion que voter ou pas ne change rien ni en mal ni en bien. A part se défouler, le bulletin qu'on nous aloue n'est pas de taille à lutter en face d'une seule minute de TF1 qui va conditionner la façon de penser de millions de gens d'un coup. L'éléction ne se joue pas un mois avant mais pendant toute la période intermédiaire où les gens ont le cerveau branché direct sur la télé.
J'ai eu l'idée suivante par contre : on s'inscrit aux législatives pour proposer une liste "bulletin noir" vu que le blanc n'est pas reconnu, une vraie alternative aux système, afin que la contestation puisse s'exprimer. On a 5 ans pour s'organiser.
Qq'un voit une faille dans le projet ? C'est possible après tout, mais pourquoi pas ?