Artémisia Gentileschi, baroque et libre

mis en ligne le 26 avril 2012
Au début du XVIIIe siècle, Rome retrouve sa puissance et son éclat après des siècles de décadence.
L’église catholique et romaine assigne les artistes à la glorifier. Il faut combattre, par les images aussi, la réforme protestante prônée par Luther et Calvin. Ce combat de « communication », comme on dirait aujourd’hui, trouvera son style et ce sera le baroque.
En quelques années, dans la ville dite « éternelle », vont se côtoyer dans le même quartier, excusez du peu : les frères Carrache, Le Caravage, Le Dominiquin, Le Guerchin, Le Bernin, Rubens, Velasquez, les Français Simon Vouet, Nicolas Poussin, Claude Gellée dit Le Lorrain… Et les Gentileschi, père et fille…
La concurrence est rude. Les peintres se déchirent au rythme des victoires et des défaites de leurs puissants mécènes et protecteurs : papes, princes, prélats, riches collectionneurs…
Le quartier des peintres à Rome, dans les années 1620-1650 reste l’un des coupe-gorges les plus redoutés d’Europe. On s’y égorge sans vergogne pour une prestigieuse commande… Lettres anonymes, menaces, tout est bon pour éliminer de son chemin un confrère talentueux. Et Alexandra Lapierre indique que, parfois, tel ou tel échafaudage construit pour le décor d’un édifice, s’écroule mystérieusement…
C’est là que naît, le 8 juillet 1593, Artemisia, fille aînée d’Orazio Gentileschi, son peintre de père, qui vit dans le quartier depuis trente ans. Originaire de Pise, il a été le compagnon de peinture et de beuverie du Caravage : de lui, il apprend la technique du clair-obscur, ce cadrage en gros plan et à mi-corps qui confère tellement de présence aux personnages caravagesques et cette vibration incomparable…
Dans sa correspondance, Artémisia écrira : « Je viens d’un monde où le poignard, le poison et le pinceau se rencontrent dans les mêmes mains. »
Sa mère meurt quand elle a 10 ans et Gentileschi élève seul sa fille et ses trois garçons. Tous les quatre travaillent dans son atelier mais Orazio constate très vite les dons exceptionnels de sa fille et lui confie ses commandes les plus pressées pour qu’elle les termine. Son père la maintient enfermée là pendant toute son adolescence. Artemisia peint mais assure aussi les tâches ménagères et la surveillance de ses jeunes frères… Et pourtant, malgré cette claustration, un autre peintre, Agostino Tassi qui travaille à l’époque sur le même chantier que son père, parvient à approcher la jeune fille et la viole le 6 mai 1611, à la veille de ses 18 ans. Pendant neuf mois, Orazio reste passif. Tassi a promis d’épouser Artemisia et la convainc de poursuivre la relation… Il est un peintre reconnu et a formé entre autres Le Lorrain… Et puis, en mars-avril 1612, pour des raisons morales mais aussi par intérêt, le père Gentileschi dénonce Tassi au pape. Le scandale éclate publiquement et directement sur Artémisia qui sera soumise à une torture consistant à broyer les phalanges de ses doigts de peintre. Pourtant, elle maintient ses accusations et Tassi sera condamné à cinq ans d’exil… Qu’il n’accomplira jamais.
Très vite, comme on fuit un cauchemar, Artemisia se marie avec un autre peintre, florentin, Pierantonio Stiattesi. Le couple part s’installer à Florence. Quatre enfants naîtront, deux filles et deux garçons dans les sept premières années de ce mariage, ce qui n’empêche pas Artemisia de peindre, et de peindre encore… Elle dépend de son mari pour tout : ne peut acheter ni châssis, ni pinceaux, ni couleurs sans son consentement. Mais Stiattesi a compris toute la valeur « marchande » du talent de sa femme. C’est d’ailleurs lui qui signe en son nom tous ses contrats et qui reçoit l’argent des tableaux qu’elle peint… Car Artemisia reçoit des commandes de plus en plus prestigieuses et sa réputation va bientôt dépasser les frontières.
Forte de cette renommée grandissante, en juillet 1616, fait rarissime pour une femme, Artemisia s’inscrit à l’académie del Disegno de Florence. Elle a 23 ans. Elle est la première femme académicienne de toute l’histoire de la peinture italienne. Désormais, elle peut ouvrir un atelier en son propre nom, détenir un passeport, voyager seule. La peinture l’a libérée.
Les figures féminines sont omniprésentes dans son œuvre et ce n’est sans doute pas un hasard si les héroïnes de la Bible ou de l’Antiquité choisies par Artemisia sont les plus rebelles : de Suzanne qui repousse les vieillards concupiscents, à Cléopâtre qui préfère la morsure fatale du serpent plutôt que la soumission, en passant par Judith qui délivre les habitants de Béthulie assiégée par Holopherne. Toutes ces femmes racontent sa propre histoire : celle d’une confrontation violente et directe avec le pouvoir masculin dominant.
Artemisia reçut de son père la leçon du Caravage mais ses personnages sont encore plus monumentaux. La sensualité splendide de ses portraits démontre une maîtrise remarquable dans le rendu des textures, des volumes, du grain de peau… Dans des tableaux comme Cléopâtre ou Allégorie de la Renommée, les attributs traditionnels de ces figures (serpent, trompette) sont accessoirisés au profit de l’expression psychologique : ces femmes, présentées en gros plan, nous sont si présentes que nous avons le sentiment qu’elles vivent là encore aujourd’hui, dans tous les non-dits de notre histoire collective.
Après l’épreuve du viol et de son procès d’où elle a réchappé, certainement grâce à son désir immense de continuer à faire ce qui lui est indispensable pour vivre, c’est-à-dire peindre, Artemisia ne recule devant rien : elle ose se prendre pour modèle dans ses tableaux de nu et s’essaye à tous les genres, mais surtout au plus prestigieux : celui de la peinture d’histoire et des grands formats, thème et support qu’aucune femme peintre avant elle et n’a osé aborder. Le défi d’Artémisia réside avant tout ici : sur le terrain même d’un genre pictural que l’on pensait réservé aux seuls hommes. Aux années florentines où elle acquiert sa liberté d’artiste et le respect des collectionneurs, succédera un bref retour à Rome, puis Artemisia ira à Venise avant d’ouvrir à Naples un atelier qui deviendra l’un des plus productifs d’Italie. C’est dans cette ville que cette femme peintre meurt en 1654, mais on n’a pas retrouvé sa pierre tombale.
Le musée Maillol propose jusqu’au 15 juillet 2012 une des premières rétrospectives consacrées à cette peintre du XVIIe siècle, l’une des plus grandes représentantes du baroque en peinture. Comme Camille Claudel et comme bien d’autres, sa redécouverte doit beaucoup à la prise de conscience par les femmes de leur histoire. Grâce à elles, Artemisia Gentileschi, baroque et libre, nous revient par delà le silence et le temps, avec ses tableaux, sa force et son combat.

Yolaine Guignat groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste