Mort d’une section syndicale dans la presse française

mis en ligne le 10 mai 2012
C’est la mort dans l’âme et avec un pincement au cœur que, au cours d’une assemblée générale de nos adhérents, nous avons décidé le torpillage du Syndicat parisien des diffuseurs de presse (CGT).
La décision fut prise à l’unanimité après le cours exposé de notre permanente et la conclusion du secrétaire général sur l’ampleur de la tragédie. Autrefois, et à partir de 1945, ce syndicat était national. Il était composé des crieurs (vendeurs de journaux ambulants qui criaient les titres des journaux « France-Soir, Paris-Presse-L’Intran, Combat ! »), des kiosquiers, des postes fixes (petites guérites jaunes ou vertes qui ne vendaient que les journaux du soir) et des petites librairies de presse. Il est à noter que les titres des journaux cités n’existent plus ! Les crieurs ont donc pratiquement disparu, quant aux journaux du soir, il ne reste plus que Le Monde, et donc les postes fixes ont, eux aussi, disparu. Idem pour les petites librairies de presse écrasées par les charges et les loyers faramineux. Je vous préviens, cela ne va pas être très gai et l’inventaire à la Prévert sera funèbre ! Mais nous nous devons d’être parfois objectifs et savoir tirer les leçons de nos échecs… Le Syndicat parisien des diffuseurs de presse disposait d’une mutuelle et d’une maison de retraite à Compiègne. La sublime blague, dans la profession, était de dire d’ailleurs : « Si ça va mal, tu finiras à Compiègne ! » De fait, ne s’y trouvaient que les vieux crieurs qui n’avaient jamais acquitté de droits sociaux et qui vivaient au jour le jour. C’était souvent de vieux compagnons libertaires ou de singuliers personnages non conformistes à la gouaille pas possible. Mais les camarades mettaient un point d’honneur à maintenir cet asile des floués de la vente des canards ! Dans ce syndicat anachronique, beaucoup de camarades étaient communistes ou anarchistes. Ils provenaient, très souvent, du monde de l’imprimerie et avaient une bonne conscience sociale, ils aimaient le monde de la presse et de l’édition. Il s’y trouvait beaucoup de déclassés et de floués de la promotion sociale qui voulaient gagner leur vie sans subir la tutelle d’un patron. Nous avons même eu un prix Goncourt en la personne de Jean Rouaut (Les Champs d’honneur). Il travaillait au kiosque de Crimée… Le kiosquier de base déteste la hiérarchie ! Mais voilà le problème : notre statut est bizarroïde, nous sommes travailleurs indépendants, assimilés donc… à de petits patrons qui n’exploitent que leur propre misère ! Longtemps, le Syndicat du Livre CGT ne voulut pas de nous et, pendant un certain nombre d’années, nous appartenions à la branche « papier-carton ». Un comble ! Puis nous adhérâmes au Syndicat du Livre et nous avons enfin pu jouer dans la cour des grands ! Dernièrement, nous avions monté une structure de comptabilité, ce qui était bien pratique. Dans les années 1970, les NMPP, qui n’étaient qu’une filière de Hachette, avaient aidé à créer un syndicat concurrent qui entérinait toutes leurs décisions et qui, petit à petit, récupérait de nouveaux arrivants en leur proposant des tarifs attractifs. De plus, les nouveaux vendeurs de papier ont un profil sociologique très différent des anciens collègues. Beaucoup croient s’enrichir en vendant des journaux et sont de fait très difficiles à mobiliser pour mener des luttes fructueuses et trompés qu’ils sont par les propositions alléchantes des messageries de presse (représentants les éditeurs), qui ne désirent que recruter des esclaves pour garnir le turn over qui s’est instauré dans les postes de presse. La vieille recette du « diviser pour mieux régner » ! Kiosquier devient une profession de passage, on n’y rentre plus pour faire « carrière ». Cependant, en 2005, nous avons mené notre dernier baroud d’honneur. Une semaine de grève, mobilisation d’une partie importante des collègues, piquets de grève avec blocage des dépôts qui approvisionnent les postes, occupation du siège des NMPP et blocage de la rue de Rivoli devant le ministère de la Culture (dont nous dépendons), puis descente à l’hôtel de ville (puisque la ville réglemente notre profession). Il est vrai que nous avons beaucoup de « tuteurs » et nous nous trouvons souvent pris entre le marteau et l’enclume. Cependant, ce fut un succès : devant l’action menée un lendemain d’élections, les quotidiens prirent peur et lâchèrent du lest, suivis par les revues. Nos commissions furent augmentées et nous avions conquis certaines améliorations des conditions de travail. Ce fut un petit ballon d’oxygène et de la belle action directe !
La presse, néanmoins, se vend de plus en plus mal et c’est un fait de société, une mutation de nos habitudes. La technologie (internet, tablettes, portables, etc.) détourne les gens de nos postes de presse, sans compter les coups de boutoir des gratuits et des abonnements à des tarifs avantageux, encouragés par des cadeaux… Et, aussi, la crise économique qui réduit considérablement le pouvoir d’achat. La pub, qui finançait les journaux et les revues, s’envole ailleurs. La tranche d’âge de nos acheteurs devient de plus en plus élevée, comme pour le livre d’ailleurs.
Kiosquier n’est plus une profession attractive : l’amplitude horaire est considérable, les gains se réduisent comme peau de chagrin, le confort est pratiquement nul (pas d’eau, pas de toilettes), on crève de chaud l’été et de froid l’hiver… Ce travail devient précaire. Plus personne ne voulant s’investir dans la défense de nos intérêts, car le bénévolat ne faisant plus recette, le bureau du syndicat se trouve devant un mur de démobilisation. Entre-temps, à cause des menées de mauvais camarades s’imaginant qu’il y avait de l’argent à soutirer, nous perdîmes notre maison de retraite, notre mutuelle et, cerise sur le gâteau, notre local. Ce furent les malheurs de Job qui s’abattirent sur nous ! Certaines gestions avaient été très mal organisées auparavant, mais quand régnaient la bonne entente et la confiance, cela n’avait aucune incidence. Mais, avec les pratiques délétères de la société libérale qui s’instillent dans nos cerveaux, tout se règle maintenant à coup de judiciaire et on sait ce qui arrive à l’huître quand deux plaideurs vont chercher un avocat. Malgré tout, une poignée de camarades réussirent provisoirement à sauvegarder le Syndicat des diffuseurs de presse. Ce ne fut qu’un court répit car, devant les coûts élevés des locaux et le départ en retraite de notre vaillante permanente Gisèle, nous avons dû jeter l’éponge. Personne ne voulant la remplacer, ni se faire élire au bureau, ni non plus se substituer au secrétaire général, nous avons donc décidé de mettre fin à notre lutte syndicale en tant que tel, faute de combattants. Il nous a manqué de la pugnacité et peut-être n’avons nous pas su transmettre notre vision idéaliste et humaniste ? Nous traversons de bien mauvais moments et le front des luttes se fissure sous les coups de boutoir du Capital. J’ai dû, à contrecœur, participer au sabordage d’un syndicat qui m’avait tant aidé. Les temps sont difficiles. La ville de Paris nous a vendu à Decaux, l’annonceur, et c’est maintenant que nous aurions le plus besoin d’un organe de lutte. L’autre syndicat corporatiste bat lui aussi de l’aile, touché par le vieillissement des effectifs et lâché par les messageries qui, autrefois, les soutenaient. Le bateau prend l’eau de toute part, et Presstalis est déficitaire. Mais les jeunes effectifs espérés ne s’engagent pas dans la lutte au quotidien, la vieille garde part en retraite et laisse le front dégarni ! Je salue, au passage, mon camarade Ramón qui m’avait fait rentrer, il y a trente trois ans, dans les kiosques et qui s’est bien démené, avant de partir, en luttant dans nos rangs. Les kiosques vont se transformer petit à petit en baraques à souvenirs, voire en baraques à frites, la presse les désertera au fur et à mesure et nous périrons comme les dernier des Mohicans ! Une page est en train de se tourner et, pourtant, « l’émancipation des kiosquiers sera l’œuvre des kiosquiers eux-mêmes ».