Calculs Raynaud

mis en ligne le 7 juin 2012
« Que faire, nous qui ne sommes qu’une poignée de centaines ? » demandait Jean-Marc Raynaud dans le n° 1673 du Monde libertaire. « Réfléchir, formuler et populariser au plus vite un projet de société détaillé, crédible et désirable. Pas formuler uniquement des principes. »
Et le mot essentiel est… « désirable ». Oui, quelque chose qui donne envie, pas des (im)postures, pas une argumentation politicarde servies par des apôtres de l’invective, des gourous du bon et unique raisonnement, des repoussoirs à deux pattes comme on en voit tant, partout. Pas non plus des slogans incantatoires qui ne sont que des cache-misère idéologiques. Ou du démarchage promotionnel : « Ma boutique est la meilleure ! »
Du désirable. Mais, paradoxalement, je ne pense pas que nous ayons besoin en premier lieu d’un programme désirable, mais de principes. Des métaprincipes désirables, à promouvoir et diffuser vers l’extérieur, tous azimuts. Et, simultanément, la nécessité de travailler un projet de société, détaillé, crédible. J’y reviendrai une autre fois.
Des métaprincipes, donc (du grec méta, exprimant la succession, le changement et qui, dans les néologismes scientifiques, indique ce qui dépasse, ce qui englobe l’objet ou la science dont il est question). Des principes de fonctionnement de la vie sociale, politique, économique, dans lesquels un grand nombre de gens puisse se reconnaître. Une éthique, un modèle. Qui apparaissent comme des progrès, des nécessités, des objectifs ambitieux, utopiques diront certains, mais des principes moteurs pour préparer un changement de paradigme. Car nous voulons que nos sociétés accomplissent une révolution qui remet en cause des millénaires de hiérarchies, de dominations, d’États, de pouvoirs. Nous voulons quelque chose qui bouleverse les relations humaines, qui puisse insuffler des rebellions, provoquer des désertions en masse, animer des réseaux de résistance, susciter des enthousiasmes, quelque chose qui puisse se propager sans se soucier des frontières. Il m’apparaît que les principes de bases de la Fédération anarchiste, tels que formulés, ne rempliront pas cette fonction.
Pourquoi ? Parce qu’ils sont une formulation idéologique, un pacte associatif entre individus qui ont accompli un cheminement politique, militant. Ils ne sont pas l’impulsion, le déclic qui a provoqué ce cheminement. Essayons de nous souvenir de ce qui nous a motivés, à l’origine. Qu’est-ce qui a suscité en nous le dégoût, la révolte initiale ? Et quels principes de vie (de vie militante aussi) nous sommes-nous donnés ? C’est cela, ce désir partagé, cet idéal, qui peut franchir les frontières partisanes, et peut toucher tous ceux qui n’ont ni poste, ni carte : la grande majorité. C’est en cela que peuvent se reconnaître les jeunes, qui impulseront les révolutions. Ce sont aussi des lignes de conduite qui doivent préserver luttes et révolutions des trahisons à venir. Un exemple : « Le monde n’est pas une marchandise. » Tout n’est pas à vendre. La logique du profit gangrène les rapports humains, saccage la planète, gaspille les ressources, corrompt les individus, en particulier les « représentants », le personnel politique, et aboutit à des choix de société qui servent les intérêts d’une minorité. Le métaprincipe « Pas à vendre » peut s’appliquer à l’eau comme au député. Il est opposable à toute idéologie qui promeut le commerce de ressources communes, mais aussi à toutes les pratiques admises, tolérées ou clandestines de corruption, de lobbys, de malversations ou de connivences entre élus et pouvoirs économiques. Il est évident que là-dessus une foule de gens peut se reconnaître. C’est un métaprincipe fédérateur, qui permet des luttes autonomes, en accord avec nombre de sensibilités. Qu’il s’agisse de dénoncer la corruption d’un élu, de préserver une niche écologique, de s’opposer à un décret ministériel…
Ces métaprincipes permettent de prendre de la hauteur, de quitter le jeu politicard, l’électoralisme, ses échéances et ses rythmes, ses illusions et ses marchandages. Ils permettent de prendre nos distances par rapport à l’activisme, aux « luttes » qui sont aussi le lieu de luttes d’influences d’orgas et de partis, de rapports de force, de négociations, d’accords et de calculs. Ce qui donne encore une fois une image désastreuse du combat politique.
Ces métaprincipes, nous ne sommes pas les seuls à les formuler, ni n’en sommes même les meilleurs propagateurs. Qu’importe ! L’essentiel est qu’ils se répandent comme une absolue nécessité, une urgence vitale. À la fois propagande, éthique et pratique militantes, ces principes sont notre seule stratégie.