Proudhon et Darimon : histoire d’une rupture à propos d’élection

mis en ligne le 14 juin 2012
1677LaLuneAprès 1848 et son échec politique, Proudhon n’en demeurait pas moins confiant dans l’histoire révolutionnaire ; si confiant qu’il fut même, à sa sortie de prison, au moment du coup d’État de 1851, indifférent à la crispation autoritaire du pouvoir politique, et qu’il continuait à espérer à une rapide liquidation sociale. Il prétendait, alors, pouvoir impulser à l’État, en prodiguant ses « conseils », la voie de son destin socialiste. C’est le temps où il déclarait « anarchie ou césarisme ». Certains ont voulu y voir là un ralliement à l’Empire, d’autres ont cru à la grande naïveté du Bisontin, l’attitude de l’anarchiste était certes déconcertante, mais une raison évidente semble toujours échapper aux commentateurs. Proudhon avait radicalisé sa pensée, tout en adoptant une posture intellectuelle et littéraire qu’il s’était imposée pour éviter l’exil où un retour en prison. Son attitude, dont on ne mesure pas toujours à sa juste valeur le caractère ironique, fut mal comprise. Mais, rappelons qu’en dehors des insinuations de ses ennemis, parfois reprises par des historiens mal intentionnés, Proudhon ne fut jamais le conseiller du Prince. Il faisait mine de l’être dans ses écrits, par exemple son fameux Projet d’exposition universelle de 1855, en œuvrant surtout à propager des idées subversives. D’ailleurs, le pouvoir ne fut pas dupe et la critique de l’époque non plus, puisque, finalement, après la publication de La Justice, il sera quand même forcé à l’exil pour éviter les condamnations.

Hésitations de Proudhon de 1852 à 1857
Avait-il hésité, avait-il envisagé une carrière parlementaire, se voyait-il en leader de l’opposition légale ? Voilà ce qui est absurde et, pourtant, son « disciple » et ami Alfred Darimon semble l’affirmer dans ses souvenirs (Histoire de douze ans ; Histoire d’un parti, les Cinq sous l’Empire ; Le Tiers Parti ; L’Opposition libérale sous l’Empire ; etc.). Mais, si l’on considère avec un peu d’attention l’histoire qui le sépara de Proudhon en 1857, il ressort très nettement une profonde divergence politique que Darimon fait tout pour minimiser en s’efforçant de croire que son action parlementaire avait finalement contribué à la chute de l’Empire et avait, au fond, une motivation proudhonienne. Pour cela, il insiste beaucoup, dans ses souvenirs, sur les hésitations de Proudhon de 1852 à 1857, mais avec une mauvaise foi évidente.
Proudhon, à peine sorti de prison, avait naturellement hésité face au coup d’État. Dans ses carnets, il écrit : « Donc, que faire ? Que dois-je répondre aux électeurs qui m’offrent la candidature ? Car la candidature ne peut signifier que l’une ou l’autre de ces deux choses : acceptez le scrutin, ou la bataille ! » (Carnet n° 9, p. 372, novembre 1852.) Or, il appela à voter en 1852, tout en repoussant l’idée de sa propre candidature. Il avait conscience de l’ambiguïté d’une telle position, à cause du serment, alors obligatoire pour les candidats, en écrivant au docteur Cretin : « J’ai répondu, il y a tantôt huit jours, à Beslay, au sujet de la candidature. Je lui ai dit que je n’acceptais pas cette candidature, parce que je ne voulais pas être élu, et que je ne voulais pas être élu, parce que, d’une part, je n’ai pas trois mois de misère à donner chaque année à la République, et que, de l’autre, je ne veux point passer pour être subventionné par Louis Napoléon » (3 septembre 1852, Corr. V). Or Darimon s’appuie surtout sur le fait que Proudhon soutenait, avec lui, l’idée que le serment ne pouvait être un obstacle à une opposition légale, au motif que le serment demeurait républicain. En fait, si Proudhon s’acharnait à soutenir, coûte que coûte, des candidatures d’opposition à l’Empire, c’est qu’il cherchait surtout, par esprit polémique et par provocation, à s’opposer à la gauche devenue abstentionniste justement à cause du serment. Proudhon méprisait ces derniers qui avaient été candidats à la présidentielle quand lui y était hostile. Cela lui valu un duel avec Pyat et il évita celui de Delescluze. Il enrageait donc et voulait faire face à ces représentants, maintenant indignés, mais qui, selon lui, étaient responsables d’une situation qui mena, comme il l’avait prévu, au coup d’État. Il voulait par conséquent « dévoiler cette situation au pays : signaler le crime de tous les représentants, sans exception ; accuser Montagne et Majorité ; et faire appel à la méfiance du pays contre les mandataires de toutes couleurs qu’il s’est donnés » (Carnet n° 9, p. 379, novembre 1852). Ainsi, son attitude à propos du serment, contradictoire, remarque justement Darimon, s’explique aisément par cette colère du Bisontin. Mais Darimon, tout en remarquant la confusion qui envahissait Proudhon, justifie son attitude par l’influence de son entourage : « Proudhon, visiblement tiraillé entre des influences contraires, évitait de s’expliquer. On retrouve des traces de la lutte qui avait lieu autour de lui dans le cinquième volume de sa correspondance. Il est bien difficile, même après avoir lu les lettres qu’il adressait à M. Furet et à Beslay, de dire qu’il eût accepté la candidature dans les termes où elle lui avait été proposée par ces messieurs. Plus on le pressait, plus il semblait hésiter ; n’osant pas refuser, il mettait à son acceptation des conditions qu’il croyait devoir rendre sa candidature impossible » (Alfred Darimon, Histoire de douze ans (1857-1869), E. Dentu, 1883, p. 7 et 8). Darimon ajoute : « La perspective de voir Proudhon devenir ce que plus tard il a appelé un démocrate assermenté effrayait beaucoup nos amis » (p. 8). Mais c’est Proudhon lui-même qui était effrayé par cette idée ! Et Darimon ne nous fera pas croire qu’il manquait à ce point de tempérament, lui, Proudhon ! « Tandis que MM. Beslay et Furet redoublaient leurs instances, écrit Darimon, pour obtenir de Proudhon une acceptation définitive, d’autres amis s’efforçaient de lui arracher un refus. Placé loin du théâtre de la lutte, ne sachant auquel entendre, Proudhon finit par prendre ce dernier parti ; mais si l’on en juge par la lettre de désistement qu’il adressa à Beslay, il ne le fit qu’à regret. Il est probable que s’il avait été libre, c’est une toute autre marche qu’il eût adoptée » (p. 8). Ce curieux commentaire n’est pas crédible, Proudhon fait tout pour se détacher de son choix de 1852 sans paraître se contredire ! Quelques jours après la lettre évoquée par Darimon, il parle au même Beslay de « cette méchante candidature, où je ne me suis laissé entraîner un instant » (27 septembre 1852, Corr. V).
Selon Darimon, ce n’est qu’en 1858 que « Proudhon se rangea décidément du côté des abstentionnistes » (Alfred Darimon, Histoire de douze ans (1857-1869), p. 39). Il oublie ainsi l’autocritique du Bisontin après son élection de 1848, la critique du suffrage universel qu’il en a déduit, son anarchisme et sa condamnation de la démocratie représentative. « Ainsi échoua, selon Darimon, la première tentative qui ait été faite de former, sous le régime de la Constitution de 1852, une opposition légale et constitutionnelle. C’est dans les premiers mois de l’année 1857 que ces tentatives furent renouvelées. Cette fois il s’agissait de rompre ouvertement avec le parti de l’abstention, de prendre une part active aux élections, et d’imposer aux députés républicains, qui seraient nommés, l’obligation de siéger et de prêter le serment » (p. 11). Mais, toujours sans Proudhon, pourtant sollicité par ses amis (Beslay, Briosne, Furet, etc.) !
Celui-ci avait néanmoins respecté le choix politique de son ami, dont la carrière de député de 1857 à 1869 fut d’ailleurs lamentable et justement ridiculisée. Ils furent cinq représentants élus de l’opposition en 1857, et Vermorel, qui ménageait aussi Darimon à cause de son auréole proudhonienne, écrira néanmoins en 1868 dans une brochure sur les élections : « Les cinq n’ont eu qu’un souci en 1863, ç’a été d’assurer leur réélection, et ils ont tout sacrifié à ce but, disposés à accepter pour l’atteindre toutes les combinaisons quelconques, sans se préoccuper le moins du monde de consulter les électeurs. » Darimon pouvait-il laisser penser que Proudhon l’avait encouragé dans cette voie ? N’avait-il pas vu que l’anarchiste entendait, faute de mieux, tirer quand même parti de sa candidature, en se servant de son amitié pour avoir des informations sur la vie du corps législatif ! Il faut rappeler encore que le « disciple » était alors sous l’influence d’Émile de Girardin, le fougueux journaliste d’opposition, et qu’il avait cédé aux méthodes opportunistes de ce dernier. Darimon s’était éloigné de Proudhon sans même s’en rendre compte. Il s’obstinait à penser que le Bisontin avait tracé cette voie parlementaire, et ce pour justifier sa propre attitude, sans même relever le fait que l’anarchiste, depuis 1848 n’avait jamais voulu s’impliquer personnellement dans une candidature et surtout qu’il condamna, plus tard, lui-même cette erreur « électionniste » de 1852, qu’il considère de circonstance (Les Démocrates assermentés et les réfractaires).
Darimon écrit finalement : « Dans le tourbillon où j’étais entraîné depuis que j’avais accepté la candidature, j’avais négligé de voir Proudhon. J’étais convaincu qu’il était resté dans les mêmes idées et qu’il approuvait la ligne de conduite que j’avais adoptée. » (Darimon, Histoire de douze ans, p. 21). Et, tranquillement, il prétend que Proudhon l’avait encouragé avant de se rétracter en évoquant un dîner politique avec de Girardin et d’autres, où Proudhon fit la promesse d’écrire une brochure contre l’abstention puisque tout le monde était de cet avis. Darimon minimise alors le fait que la promesse ne fut pas tenue, et prend Proudhon au pied de la lettre pour une parole qu’il lança au cours d’un dîner ! L’auteur de La Justice évoquera plus tard cette histoire dans Les Démocrates assermentés et les réfractaires en écrivant : « Sollicité d’appuyer le vote par quelque écrit, je m’aperçus, quand je voulus me mettre à l’œuvre, que les principes se dérobaient sous mes pieds, que la bonne foi autant que la logique allaient me faire défaut : je résolus en conséquence de m’abstenir et de garder le silence » (éd. Rivière, p. 33). En fait, Proudhon était effectivement dans l’erreur en 1852 pour les raisons que nous avons évoquées et sa position était alors intenable, il le constata lui-même. Comment Darimon n’a-t-il pas vu qu’on tiraillait Proudhon vers la candidature, contrairement à ce qu’il affirme, et comment a-t-il pu croire qu’il était, en suivant cette ligne, dans la bonne direction ? Là est le mystère.

La rupture
Le choix parlementaire de Darimon entraîna une véritable rupture entre les deux hommes. En 1858, Proudhon lui écrit : « Malheureusement je crois, pour des raisons toutes particulières, qu’il convient que nous restions désormais séparés. J’ajouterai, pour être franc jusqu’au bout, que, si votre ligne politique, appuyée en dernier lieu par d’illustres exemples et par trente ou quarante mille électeurs, n’a rien de personnellement reprochable, si même vous avez pu croire que je vous avais fourni moi-même des raisons plausibles de suivre cette ligne, cependant je suis convaincu qu’on pouvait faire plus et mieux que ce qui a été fait, et qu’à ce point de vue encore, il importe que notre insolidarité soit formellement accusée » (Lettre à Darimon, avril-mai 1858). Darimon mènera sa carrière de représentant, que Proudhon ménagera en public, tout en accentuant sa réflexion anarchiste qui le mena à l’abstentionnisme « militant » de 1863. « Je m’apprête à causer à Darimon le plus grand chagrin qu’il puisse éprouver ; il espère bien être réélu, et moi, sans combattre aucunement sa candidature, je m’apprête à prêcher avec une énergie redoublée, l’abstention » (À M. Madier-Montjau, 8 juin 1862, Corr. XII).
Il n’est pas tout à fait juste de dire, comme on le fait généralement, que l’amitié des deux hommes resta intacte. Il y a beaucoup d’amertume dans les souvenirs de Darimon et de l’agacement chez Proudhon : « Le petit homme a fait du chemin sans que je m’en doutasse. De quel front ose-t-il me parler encore de nos idées ? » (À M. Charles Beslay, 23 janvier 1864, Corr. XII.) Quand Proudhon refuse d’entendre parler de proudhonien, c’est à Darimon qu’il pense, il ne faut pas l’oublier ! En 1863, il s’explique encore avec lui dans une lettre émouvante, en faisant allusion au gâchis représentatif qu’il avait dénoncé pour lui-même après son élection de 1848…
« Puisque j’ai l’occasion de vous écrire, je ne puis m’empêcher de vous dire que mon opinion sur les élections, sur la politique générale de l’opposition n’a pas changé depuis le mois de mai dernier ; que je regrette toujours de vous voir où vous êtes ; mais que je tiendrai la parole que je vous ai donnée de ne jamais toucher à votre personne dans les critiques que je puis faire de votre politique et en général de l’opposition. Je dirai plus, vous êtes peut-être le seul des députés, dits démocrates, qui ayez à mes yeux une excuse : c’était le besoin de répondre à vos ennemis par le suffrage de vos électeurs. Cette réserve faite, et particulière à vous seul, je vous assure que je regarde en ce moment l’opposition des 36 comme le véritable ennemi ; c’est par vous que l’opinion sera déroutée, le mouvement dévoyé, par vous que le système se continuera, que la dynastie se survivra, et que la nation se traînera d’équivoques en équivoques jusqu’à l’extinction totale. Peut-être la destinée de notre nation est-elle de finir ainsi dans la honte et dans la lâcheté ; mais je ne voudrais pas, quant a moi, servir à entretenir une pareille existence. Puisque vous avez pris le parti de rester dans ce gâchis, tenez-vous du moins à l’écart le plus que vous pourrez. Soyez comme une sentinelle perdue ; ce sera toujours là une petite consolation » (Lettre à Darimon, 5 octobre 1863). Proudhon garda longtemps l’espoir de faire revenir Darimon à ses idées mais, quelques mois avant sa mort, il convient de marquer nettement leur rupture. Il lui écrit : « Votre carrière politique me semble devenir, ainsi que je le craignais, de plus en plus compliquée, équivoque même, pardonnez cette expression à ma franchise. […] Vous vous êtes tracé librement votre ligne de conduite, et chacune de vos publications témoigne de la franchise avec laquelle vous la suivez ; j’ai aussi mon plan, qui, certainement diffère du vôtre, et pour lequel je réclame la distinction » (Lettre du 13 juillet 1864, Corr. XIII).

L’abstentionnisme proudhonien
Combien de socialistes furent dans cette impasse et prêts à sombrer dans le possibilisme politique où s’est fourvoyé Darimon, en se revendiquant d’une attitude libertaire prétendument proudhonienne. Ce passage à l’acte parlementaire, cette orientation réformiste en politique marque une rupture avec l’anarchisme révolutionnaire du Bisontin. Ce n’est pas un hasard si Proudhon revendique, dans les années 1860, un retour à l’idée révolutionnaire et au principe anti-autoritaire. Il demande d’ailleurs à ses lecteurs de bien considérer ses ouvrages Les Démocrates assermentés et Du principe fédératif comme complémentaires. Tenu par l’autocensure (indispensable pour pouvoir publier), Proudhon reste largement en retrait dans ces livres qu’il faut parfois lire entre les lignes, mais le sens qu’il donne à l’abstention est nettement expliqué à Chaudey dans une correspondance de janvier 1863 : « L’abstention c’est la mise hors la loi. C’est par l’abstention, et rien que par l’abstention, si elle venait à engloutir la majorité des électeurs, ce qui n’a rien d’impossible, que le droit d’insurrection peut être justifié, et tout, ce qui peut s’ensuivre. J’y ai bien réfléchi : j’ai toujours regretté cette sanction rigoureuse de la Constitution de 93, – que l’insurrection est le premier des droits et le plus saint des devoirs ; mais jamais, ni par considération politique, ni par considération de droit, je n’ai pu y arriver. Toujours j’ai trouvé que c’était une hypothèse en dehors des réalités, et qu’avant d’attaquer le pouvoir, il faudrait attaquer le corps social. Avec l’abstention, c’est autre chose ; il y aurait condamnation légalement prononcée, et par autorité compétente. Si alors le pouvoir s’obstine, tout devient permis pour s’en défaire ! Je sais bien qu’il est difficile d’amener six millions d’hommes à s’abstenir sur neuf millions. Mais ne serait-ce déjà rien que cela de trois millions, ou de Paris ? » (À M. Gustave Chaudey, 28 janvier 1863 (Corr. XII).
Il n’était peut être pas inutile de rappeler à la mémoire, en ces temps d’élection à deux ou trois tours, des faits qui éclairent autrement l’abstention. Celle-ci est considérée le plus souvent avec mépris, à travers ces « échecs » (électoraux), comme s’il s’agissait d’une manœuvre politique, alors qu’il s’agit d’un principe de droit révolutionnaire et démocratique, aux conséquences politiques radicales.

Claude Fréjaville