Otages à tous les étages

mis en ligne le 27 septembre 2012
De l’usager au client et aux otages
Depuis une bonne cinquantaine d’années, les services publics nationaux, dont la SNCF, s’acharnent à dénaturer le terme et le concept d’usager, au profit de celui de client. L’usager est normalement celui qui a un droit d’usage, ou simplement qui fait usage de, ce qui lui confère une légitimité pour participer à la définition et à l’organisation des services publics, avec les salariés eux-mêmes 1. Or, il est devenu une personne sans capacité d’action, à la merci des aléas, lesquels sont présentés comme dus pour l’essentiel aux sautes d’humeur de salariés « nantis ».
Le moyen de retrouver pour chacun un droit et une capacité d’action, dans la pleine responsabilité de ses actes, c’est le rapport marchand, c’est le statut de client. « Vérité » des coûts et des prix, « offre » correspondant à la « demande » et, surtout, individualisation de la relation 2, ont été le miroir aux alouettes pour la classe moyenne, destinée à remplacer – ou plutôt à faire oublier – les classes populaires.
Face à ces cohortes d’individus responsables, qui passent un contrat en toute confiance pour obtenir une prestation sur laquelle la SNCF peut dès lors s’engager, les méchants syndicats qui organisent des grèves ne peuvent être que des pirates cherchant à s’accaparer, par la force, le fruit d’un travail honnête : le commerce. Leurs victimes sont des otages impuissants, attendant la délivrance par les corps d’élites de la police ou de l’armée 3.

On n’achète pas toujours un client
Pour capter la clientèle régulière, la SNCF a développé des abonnements, en jouant notamment sur la facilité d’accès : possibilité de réserver pour 1,50 euro seulement, possibilité de réserver jusqu’à six places pour un abonné (on réserve pour « x » trains successifs pour que l’horaire ne soit pas une contrainte) et quelques autres avantages.
Seulement voilà, quand on est un voyageur suffisamment régulier pour prendre un abonnement sur une ligne, on voit que les problèmes de régularité ne sont pas dus aux grèves incessantes de cheminots nantis (le nombre de journées de grève par agent ne cesse de baisser depuis quinze ans), mais à de nombreuses autres raisons liées à la complexification du système ferroviaire (séparation de ses composantes, multiplication des acteurs différents, état dégradé de l’infrastructure conduisent à des procédures toujours plus lourdes et rigides). D’autant que, sur des parcours TGV de deux heures ou moins, l’avion ou la voiture ne sont pas des alternatives viables pour des voyageurs fréquents, qui deviennent, de fait, captifs. La SNCF ne craint donc pas d’augmenter les tarifs, quelle que soit la qualité de la prestation servie par rapport à l’engagement initial. Car, quoi qu’on lui ait fait croire, le client ne tire un droit du rapport marchand qu’à la mesure du rapport de force qu’il peut instaurer.
Quelque 250 abonnés du Paris-Nantes l’ont compris. Las des retards chroniques et des tarifs à la hausse, ils se sont constitués en collectif et ont imaginé, en mai 2012, une action singulière. Ils ont choisi un train de fin d’après-midi le jour des départs du pont de l’Ascension et ont collectivement usé de leur droit à réserver jusqu’à six places pour rendre indisponible un maximum de places. Ils l’ont fait savoir et ont menacé de ne pas restituer ces disponibilités si leurs revendications n’étaient pas entendues.

Une mutinerie
Coincés dans leurs schémas traditionnels, les responsables de la SNCF n’ont su que penser de cette « mutinerie ». Un article du canard interne de la SNCF montre leur désarroi. Ils se sont sentis trahis : « Basée sur la confiance, la possibilité de réserver jusqu’à six places par un même abonné a été détournée. » Le directeur de l’établissement local, avec des termes approximatifs, explique : « La méthode retenue, qui confine à l’incivilité (une privation de voyage pour ceux qui espéraient partir !), est d’autant plus surprenante que c’est l’exécution d’une menace éventuelle, sans préavis. » Les responsables de la communication, eux, n’ont pas hésité à ressortir la même grosse artillerie en titrant l’article : « Des clients prennent en otage d’autres clients ! »
Cette action est intéressante par l’organisation collective qu’elle suppose. Fédérer et faire agir 250 personnes : beaucoup de nos collectifs libertaires en seraient fort satisfaits. La revendication a priori consumériste (en avoir pour son argent) et l’aménagement du territoire qui est en toile de fond (vivre quelque part et avoir un motif régulier d’aller à 400 kilomètres) mériteraient, toutefois, un examen critique plus poussé.

Pour le service public
Rappelons que, depuis 2005, SUD Rail a initié un autre travail avec la Fédération des usagers des transports et des services publics (FUT-SP), non affiliée à la très populiste Fédération nationale des associations d’usagers des transports (Fnaut) : tracts et actions communes pour développer des revendications dans lesquelles salariés et usagers se retrouvent. Notamment à la suite d’une jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme déclarant légale la grève par la gratuité (ne pas bloquer le service public, mais permettre son accès libre et gratuit), SUD Rail et la FUT-SP avaient fait un communiqué commun avant d’organiser une pétition nationale, demandant l’inscription dans la loi de modalités d’application de ce type de grève, ainsi que, d’ores et déjà, un engagement de la SNCF de ne pas sanctionner les salariés qui feraient ainsi grève sans pénaliser les usagers 4.
Peut-être alors, en mixant des modalités d’action propres à la posture de client avec des revendications clairement d’usager (au sens premier de celui qui a un droit d’usage), pourrait-on relancer une lutte pour de nouveaux services publics. Socialisés, cette fois.

Sitta Neumayer, militant SUD Rail Sympathisant du groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste










1. On ne peut évidemment que regretter que les fédérations syndicales de ces services publics – CGT en tête – n’aient, du temps de leur puissance, pas travaillé à cette perspective de socialisation véritable et qu’elles n’aient eu qu’une vision, il faut bien le dire, corporatiste de la défense des statuts publics ou parapublics.
2. Il fallait entendre, dans les années 1990, le discours des responsables marketing de la SNCF qui prétendaient, avec leur nouveau joujou Socrate (système de réservation adapté de celui d’American Airlines), vouloir offrir à chacun LE voyage correspondant à ses besoins.
3. Qu’on se souvienne de l’attaque du paquebot de la SNCM en 2005 par le Groupe d’intervention de la gendarmerie nationale (GIGN). à la suite de quoi la SNCF, en 2006, a passé une convention avec le GIGN pour permettre l’entraînement de ses hommes sur le smatériel ferroviaire (voir la rubrique des brèves dans Le Monde libertaire n° 1447).
4. Voir un article précédent sur la grève de la pince : « Ceux qui aiment la grève prendront le train », de Sitta Neumayer, dans Le Monde libertaire, hors-série n° 40, décembre 2010.