Anarchiste conservateur ?

mis en ligne le 11 octobre 2012
Cet été, la nouvelle est tombée mais n’a pas, à ma connaissance, suscité de grands remous politiques : 300 millions d’oiseaux des champs ont disparu en trente ans en Europe. Soit 50 % des effectifs. Je ne suis pas ornithologue, je ne sais pas reconnaître le quart des espèces concernées, mais je devine que les chiffres doivent être aussi terrifiants chez les insectes, les rongeurs, les petits carnivores. Un désert. Nous faisons de notre environnement un désert. La catastrophe est en marche, elle était annoncée. J’aurais préféré que cela n’arrivât pas. Je préférerais que les oiseaux soient encore là. Suis-je alors rétrograde ? Conservateur ? L’étiquette ne m’effraie pas.
À l’entrée du supermarché, un tract m’est distribué : « Pour continuer à manger du poisson, contribuons à le protéger. » Un tract signé… du supermarché « qui s’engage pour une meilleure gestion des ressources ». « Nous agissons en cessant de commercialiser certaines espèces menacées (anguille, empereur, beryx, thon rouge) et en cessant les promotions sur les espèces dont les réserves s’affaiblissent (dorades, espadons, thons, voiliers, flétans, crevettes nordiques…). » J’aurais préféré que l’on n’en arrivât pas là. Conservateur ? J’aurais préféré ne pas avoir raison. Rétrograde ? Je n’aurais jamais écrit, il y a des années, une chanson intitulée On n’arrête pas l’progrès (Kram’peutt), chanson qui disait :
« C’est dur de gagner son beefsteack et si dedans y’a pas d’arête. Et si dedans y’a pas d’arête ben y’en a dans l’poisson ! On n’arrête pas l’progrès.
» Petit poisson deviendra grand si gros bateau lui prête vie. Si gros bateau lui prête vie petit poisson deviendra grand… On n’arrête pas l’progrès.
» Heureux comme un poisson dans l’eau qui échappe aux mailles du filet. Qui échappe aux mailles du filet comme un poisson dans l’eau. On n’arrête pas l’progrès.
» Quand le dernier marin-pêcheur hurle sa fin au fond du port. Hurle sa faim au fond du port dernier marin-pêcheur… On n’arrête pas l’progrès.
» Les gros poissons mangent les petits et l’homme est un requin pour l’homme. Et l’homme est un requin pour l’homme les gros mangent les petits… On n’arrête pas l’progrès (ad libitum). »
Le tout sur un air breton, faut être sacrément conservateur ! Maudit chouan ! On risque de me « déporter verticalement » dans la Loire, « fleuve républicain », sur les ordres d’un nouveau Carrier et du tribunal révolutionnaire. « On n’arrête pas l’progrès ! Vive la France une et indivisible et que les cultures minoritaires crèvent ! » Ce n’est pas parce qu’une culture est mortelle qu’il faut l’assassiner. Et si le progrès, c’est l’uniformisation rap dans toutes les langues, la disparition des musiques et une misère d’écriture érigée en style universel, pas de problème : je suis un vieux réac. Et j’assume sans honte et sans complexe leur préférer gavottes, ou Bach, ou PJ Harvey ou des milliers d’autres styles. Non seulement je préfère, mais je les considère musicalement supérieurs. Comment ? ! Il y a des productions artistiques supérieures à d’autres ? Oui. Et des productions scientifiques, culinaires, littéraires, architecturales… politiques. Tout ne se vaut pas, tout n’est pas interchangeable, tout n’est pas monnayable. Et l’on ne m’imposera pas de consommer une rébellion calibrée, comme on fait de l’exotisme ou des frites en carton.
D’adaptation en pragmatisme, de concessions en reniements, d’acceptations en soumission, nous vivons avec des groupes humains, des partis, des corpus idéologiques qui semblent solides alors qu’en leur sein, derrière la carapace encore debout, un venin a déjà entamé la liquéfaction idéologique. Les chairs amollies, puis liquides, sont aspirées par le prédateur.
Si la modernité c’est, comme au PS, de renier les quelques reliques qui subsistaient de son socialisme passé pour se convertir au tout fric de la finance et des banques, je suis conservateur.
Si le progrès de l’humanité c’est cautionner, justifier et honorer les pires dictatures, la torture, les camps, les massacres et l’oppression des peuples, comme l’ont fait et le font encore tant de démocrates ou de gens de toutes les gauches confondues, alors je suis réac.