L'homme heureux n'écrit pas

mis en ligne le 18 octobre 2012
1685DagermanIl est né le 5 octobre 1923 à Älvkarleby (Uppland, Suède). Sa mère l’abandonne à l’âge d’un mois, tandis que son père, travailleur itinérant, mène une existence de nomade. Grâce à ses grands-parents, il passe une enfance assez heureuse. Chétif, Stig se réfugie dans un monde imaginaire, vouant une admiration sans bornes aux mendiants, bohémiens et autres misérables. Très jeune, il entend parler des révoltés d’Adalen 1, violemment réprimés durant la grande grève des dockers en 1931. Lorsqu’il a 11 ans, son père se souvient qu’il a un fils et l’emmène à Stockholm chez sa nouvelle femme et le fils de celle-ci. Il ne s’y sent pas bien. Solitaire, il réalise des études brillantes mais sans passion. Pour payer ses études, dès l’âge de 14 ans, Stig travaille comme vendeur de journaux sur les bateaux qui sillonnent l’embouchure du lac Mälar donnant sur la mer Baltique. Il a une grande passion pour le cinéma. À 17 ans, il apprend que son grand-père a été assassiné par un dément. Sa grand-mère ne l’accepte pas et se donne la mort quelques semaines après. Stig ne s’en remettra jamais.

Du journalisme engagé à la littérature
Influencé par son père qui milite à la SAC 2, à 20 ans, Stig s’inscrit d’une part au Cercle de la jeunesse syndicaliste de Stockholm, en plein milieu des années nazies, honteux de ce dont s’accommodent trop aisément beaucoup de Suédois. Pour lui, « c’est la décennie de social-démocratie qui a rangé en Suède la révolution au magasin des antiquités ». Pour Dagerman, l’État-providence est le responsable de cette apathie : « Un être humain ne peut être libre que s’il est conscient de la peur qui l’habite et une société ne peut être libertaire que si elle est composée d’individus libres. Tant que les hommes reproduiront dans la vie de tous les jours le schéma autoritariste, il sera impossible de fonder la société socialiste libre. » En 1943, il devient responsable des pages culturelles du journal Arbertaren (le travailleur). Il signe ses billets Dag(erman), qui pourrait signifier en suédois « donner un coup sur la gueule à quelqu’un » ! Stig écrira toute sa vie dans ses colonnes, y prônant l’action directe et la grève générale.
C’est l’époque où il rencontre Annemarie Götze, fille d’un anarchiste allemand contraint à l’exil par l’arrivée de Hitler au pouvoir. La littérature l’attire de plus en plus, étant pour lui « la consolation du désespéré car l’homme heureux n’écrit pas ». Il lit William Faulkner, Franz Kafka (qu’il a été le premier à traduire en suédois), John Steinbeck, Herman Hesse, Albert Camus, mais aussi les grands écrivains suédois, Karl Vennberg (l’existentialiste à la suédoise), Ivar Lo-Johansson et Josef Kjellgren (écrivains prolétaires) ou encore Vilhelm Mobert.

Esclave de sa renommée
À l’âge de 22 ans, Stig Dagerman publie son premier roman, Le Serpent, qui reçoit un accueil enthousiaste de la critique. Le livre reflète globalement l’angoisse issue de la période d’après-guerre. Il présente également une image négative de la mère : aux premières pages du roman, celle-ci est balancée d’un train en marche. Son second roman, L’Île des condamnés, est lui aussi publié par un éditeur, « seul moyen de toucher un public beaucoup plus large ».
Un ouvrage considéré par son traducteur français, Philippe Bouquet, comme « le plus anarchiste de l’auteur », et qui débouche sur une impasse, laissant beaucoup de cadavres derrière lui, ne résolvant pas plus le combat entre les deux héros, métaphore du combat que se livrent dans la vie réelle le Stig solitaire et le Stig solidaire. Pour Philippe Bouquet, il s’agit d’un ouvrage « sérieux jusqu’au sang », selon l’expression suédoise, qui est peut-être la cause du désespoir de son auteur car « quand on a écrit ça à 22 ans, on ne peut rien faire après »… Deux ans plus tard, Dagerman publie Automne allemand, un journal sur l’Allemagne en ruines. Alors marié à Annemarie Götze, une réfugiée allemande dont la famille avait été traquée à cause de ses sympathies anarcho-syndicalistes, sa répulsion pour les nazis le pousse à l’empathie pour le peuple allemand qui connaît une grande souffrance, à un moment où tout le monde se dit que « c’est bien fait pour eux ». Enfin, en 1948, paraît L’Enfant brûlé, un ouvrage qualifié de psychanalytique, qu’il rédige dans la presqu’île de Quiberon et qui sera son plus grand succès, au point de le transformer en « esclave heureux de sa renommée ». Parvenu au bout de sa création, il dira de celle-ci qu’elle lui a donné « le mépris de lui-même et l’estime de tous les autres ». Il décide ensuite de se réfugier dans un quasi-silence, seul moyen de « faire face à l’absurdité d’une existence ».

L’anarchiste immodéré
Quant à sa conception de l’anarchie, Dagerman écrit L’Anarchisme et moi, un texte publié en 1946 dans la Revue 40-tal où l’on peut lire : « Tandis qu’en Espagne, entre 1936 et 1939, l’anarchiste était considéré comme si dangereux pour la société qu’il convenait de lui tirer dessus des deux côtés (par les fusils allemands et italiens mais aussi, dans le dos, par les balles russes de ses “alliés” communistes), l’anarchiste suédois est considéré dans certains cercles radicaux, et en particulier marxistes, comme un romantique impénitent, une sorte d’idéaliste de la politique aux complexes libéraux profondément enracinés. » Il considère plus loin que l’écrivain anarchiste est forcément pessimiste « puisqu’il est conscient du fait que sa contribution ne peut être que symbolique », avec pour rôle, celui modeste du ver de terre qui, « sans lui, resterait stérile du fait de la sécheresse des conventions ». Cependant, Dagerman avoue que « ce rôle de politicien de l’impossible, dans un monde où ceux du possible ne sont que trop nombreux, est malgré tout un rôle qui me satisfait à la fois comme être social, comme individu et comme auteur du Serpent ».

Une célébrité qui pousse au néant
En 1950, le divorce est prononcé entre Stig et Annemarie. Il se remarie en 1953 avec l’actrice Anita Björk, une beauté nordique, personnage adulé du Tout-Stockholm et qu’Hollywood sollicite. Contrairement à sa première femme, Anita pourrait se définir comme une « luxueuse bohème ». Dagerman tombe (par amour ?) dans le piège du jeu pathétique du couple célèbre. Tourbillon de mondanités, pour lesquelles il n’était pas armé et qui lui seront fatales. Il se consume doucement dans l’illusion d’un monde désuet peuplé d’acteurs de théâtre et de cinéma. Conscient, il se dit alors « condamné au suicide ». Il fuira cette vie, mais trop tard, son inspiration s’est tarie et les dernières années de sa vie seront celles d’un grand effondrement et d’une extrême solitude. Cependant, jusqu’au bout, il écrit sa chronique dans la revue anarchiste Arbetaren. En 1952, il publie un texte testamentaire – qui paraît décalé – dans la revue féminine Husmodern : « Mon talent me rend esclave au point de ne pas oser l’employer, de peur de l’avoir perdu. Avec une joie amère, je désire voir mes maisons tomber en ruine et me voir moi-même enseveli sous la neige de l’oubli. Mais la dépression est une poupée russe et, dans la dernière poupée, se trouvent un couteau, une lame de rasoir, un poison, une eau profonde et un saut dans un grand trou. Je finis par devenir l’esclave de tous ces instruments de mort. Ils me suivent comme des chiens, à moins que le chien, ce ne soit moi. Et il me semble comprendre que le suicide est la seule preuve de la liberté humaine. »

Le suicide comme un jeu de hasard
Que reste-t-il à Stig Dagerman ? Le jeu. Il pratique la roulette pour s’étourdir, pour oublier, avant de se tourner vers un autre jeu, beaucoup plus dangereux celui-là : défier la mort. Lors d’une première tentative, il bouche les ouvertures de son garage tandis qu’il met en marche le moteur de son auto. Rescapé, il dit qu’il se sent semblable au héros du Loup des steppes, faisant comme lui partie de la famille des suicidaires, considérant un suicide réussi « infiniment supérieur à la plus belle des pages » ! Lors d’une seconde tentative, le 3 novembre 1954, Dagerman cette fois-ci ne se rate pas et meurt asphyxié dans son garage. Avec pour épitaphe un texte posthume, L’homme qui va bientôt mourir, paru en 1955 : « L’homme qui va bientôt mourir demande au monde : que me donneras-tu si je reviens sur ma décision ? Il connaît bien la réponse : une rose, un réveille-matin ou bien une cocktail-party. S’il ne s’en contente pas, on le traitera d’ingrat. Au moment suprême, l’homme qui va bientôt mourir ne demande pas : mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Il sent bien que sa puissance est si considérable que Dieu lui-même n’est pas son pareil. Pendant quelques heures, un jour, une éternité, il est hors d’atteinte de tout, de même que le javelot est hors d’atteinte tandis qu’il se propulse en sifflant d’un endroit du sol à l’autre. »








1. En 1931, en Suède du Nord, une région entière demeura paralysée par une grève. On fit appel aux jaunes pour assurer le travail des grévistes qui se révoltèrent. Une violente bagarre éclata et, afin d’éviter « de nouveaux désordres », l’armée intervint et commanda le feu, faisant cinq morts et cinq blessés.
2. Selon Thierry Porré, la SAC (Sveriges Arbatares Centralorganisation), née en juin 1910, en opposition au réformisme de la Lands Organisation (LO), s’inspire du syndicalisme révolutionnaire français du début du XXe siècle, plus proche des Bourses du travail que de la CGT. Dès sa formation, elle incarne la tradition libertaire du mouvement ouvrier. Cinq ans après sa fondation, la SAC compte 4 800 membres et 98 unions locales et attire de nombreux affiliés de la LO. En 1922, elle se dote d’un quotidien, Arbetaren. En 1925, la SAC compte plus de 37 000 adhérents et devient une force motrice du combat social. Durant la guerre d’Espagne, 500 militants de la SAC combattent dans les rangs de la CNT-FAI. Elle jouera un rôle de premier plan dans la résistance, organise le boycott des films nazis et s’occupe d’organiser l’accueil des militants anarcho-syndicalistes allemands. C’est dans les années 1950 que la SAC, pour ne pas disparaître, choisit de s’adapter à la réalité suédoise avant d’être mise au ban, en 1951, de l’AIT, qu’elle avait pourtant fortement contribué à fonder.