Un sage un peu décalé

mis en ligne le 8 novembre 2012
Je viens de terminer la lecture du dernier livre de Georges Picard, L’Hurluberlu ou la philosophie sur un toit *, et voici qu’après cela, j’en suis à me demander ce qu’est exactement un livre. Il existe en effet des livres qui ne sont pas des livres quoiqu’ils en adoptent la forme, des livres qui devraient plutôt figurer dans la rubrique des magazines. L’excellence du dernier livre de Picard me conduit à mieux comprendre ce qu’est un vrai livre et en quoi il se différencie de ceux qui n’en sont pas. En général, c’est dans les librairies que l’on trouve les vrais livres, mais même dans les points de vente qui leur sont réservés, les vrais livres continuent à côtoyer les faux. Ce n’est pas que ces fac-simile de livres, qui devraient d’ailleurs être classés parmi les magazines, ne présentent aucun intérêt, c’est seulement qu’ils ne sont pas à leur place de (qu’on me pardonne ce néologisme mais il me semble correspondre à la fonction) « divertisseurs occasionnels ». Ce n’est pas non plus que leur présence soit gênante, c’est seulement que leur nombre croissant s’abat comme une avalanche de plumes sur le paysage des pensées, noyant sous un flot de blancheur indistincte les éléments saillants du relief qui permettraient d’avancer. Un vrai livre se distingue d’un faux par la proposition de sens qu’il contient. Ce sens peut se résumer à une posture, au développement de celle-ci dans la temporalité du texte, à l’examen de ses conséquences. Une histoire plaisante mais sans réalité ne fait pas de proposition de sens. Elle est écrite pour être consommée comme un tube radiophonique mais elle n’apporte qu’un plaisir immédiat, un plaisir qui fait du bien mais qui ne permet pas d’avancer. D’avancer vers quoi, demandera-t-on ? Et voilà bien la vraie question. Car si le plaisir, même amputé du sens, fait du bien, il n’apprend rien. Il ne renseigne en rien sur l’énigme de la situation humaine. Amputé du sens, le plaisir ne saurait faire le point. Il n’a donc pas de point de vue, point d’autre en tout cas que la recherche d’une satisfaction immédiate. Au-delà, son ciel est plus vide que celui du vide physique.
Maintenant que je tiens un vrai livre, je ne le lâche plus. J’ai lu tous les livres de Georges Picard. Les livres lus qui ont marqué laissent en soi comme une présence encore chargée de tous ses possibles. J’ai donc dans la tête l’univers de Picard dont j’ai déjà dit qu’il était une sorte de médecin de l’âme humaine. Jusqu’ici, par une œuvre déjà considérable, il s’était appliqué à souligner méthodiquement les travers de la mentalité humaine, comme si livre après livre, il avait affiné son diagnostic et réfléchi à la façon de traiter toutes ces pathologies apparues en même temps que la société consumériste. Il était fatal qu’un esprit aussi fin que le sien finisse par inclure dans cette traque méthodique de la vérité humaine, le scripteur lui-même, point de focalisation et racine en même temps de tous ces sentiers d’exploration. Le lieu du sens se trouve donc au centre même du lieu d’émission, c’est-à-dire du scripteur lui-même. L’écueil à éviter était l’introspection. Picard a choisi de s’exposer dans l’examen de sa propre posture, une posture décalée par rapport à l’ordre normatif, mais pas du tout décalée dans la perspective du désordre naturel qui possède son ordre à lui, sa temporalité, son équilibre. Un jour, l’hurluberlu installe ainsi une tente sur le toit de l’immeuble qu’il habite et commence à y vivre en compagnie d’un chat plus ou moins errant. Hurluberlu. Que met-on habituellement derrière ce qualificatif ? En général, l’image d’un type « à côté de la plaque ». Or il se trouve que ce type à côté de la plaque est justement celui qui philosophe sur le toit. Oh, il ne s’agit pas de l’un de ces ouvrages didactiques où l’on répond à des questions de béotiens par des énormités philosophiques. Il s’agit de l’état de pensée philosophique, de cet aire où le sens, dans le mouvement tournant de ses ressassements, espère trouver une direction capable pour une fois de satisfaire l’homme entier. Georges Picard n’est pas le genre d’écrivain à vaticiner. Il se borne par son œuvre à souligner nos maux inutiles et la façon d’y échapper.
Je me demandais au départ de cet article ce qu’était un vrai livre. C’est d’abord un livre puissant. C’est ensuite un livre qui est à peu près le contraire d’une bible. On y développe seulement un autre sens de l’orientation, une autre façon de regarder, une autre façon de penser qui n’oublie rien du paysage d’avant et qui ne marche pas dans les combines de l’immédiateté virtuelle. Écoutons un peu Georges Picard : « Dans une librairie du quartier, j’ai feuilleté au hasard des pages de plusieurs romans récents. Pourquoi ai-je eu l’impression de lire une langue étrangère ? Du reste, c’est moi qui suis étranger à une forme d’esprit que je ne comprends pas, à une langue qui cherche à susciter une excitation artificielle, à des histoires d’une platitude ou d’une vulgarité à faire pouffer ou pleurer. » « La connerie domine merveilleusement son affaire, mais l’exigence et la sincérité aussi. Entre les deux parties, aucune compétition : la première l’emportera toujours, tandis que la seconde a besoin de ne pas l’emporter, c’est sa nature de n’être jamais triomphante. Elle reste ainsi de plain-pied avec la vie. »

Claude Margat