L’école de Nîmes : une doctrine sociale inspirante ?

mis en ligne le 22 novembre 2012
1688PhalanstereDans le cadre de l’Année internationale des coopératives décrétée par l’assemblée générale des Nations unies, je me suis intéressé à un mouvement coopératif français du sud de la France de la fin du XIXe siècle animé par des protestants : l’école de Nîmes *.

Un peu d’histoire…
Dès 1830, la propagande fouriériste (de François Marie Charles Fourier, une figure du socialisme utopique) pénètre en Languedoc et à Nîmes, mais son influence touche surtout le milieu de la petite bourgeoisie intellectuelle protestante, autour du rêve du phalanstère 1, et elle ne prend pas dans les milieux ouvriers.
Un peu plus tard, on voit apparaître l’émergence des associations ouvrières, qui correspondent à l’idée devenue populaire d’organisation du travail de Louis Blanc, ainsi que l’apparition des sociétés de secours mutuel vers 1848. Mais il faut attendre l’affermissement de la République en 1879 (possibilité de créer des chambres syndicales, des coopératives) pour voir resurgir des tentatives gardoises de coopération.
Et c’est dans les milieux populaires et ouvriers socialisants que le mouvement des créations de coopératives démarre à Nîmes, en 1879, avecLa So lidarité, une coopérative créée par Auguste Fabre (filateur à Uzès), Auguste Chartier (tailleur de pierre) et Auguste Testier (chapelier), et avec La Renaissance, la première boulangerie coopérative. Elles ont été créées en s’inspirant des exemples du mouvement coopérateur anglais, des sociétés de crédit en Allemagne et des théories proudhoniennes. En effet, Chartier situe la coopération dans un vaste ensemble de réformes qui permettront d’aboutir à un régime fédératif, remplaçant le gouvernement des hommes par l’administration des choses.
En 1883, ces deux coopératives fusionneront avec l’Abeille nîmoise, une société d’économie populaire sous la forme d’une coopérative de consommation d’épicerie, de boulangerie et de charbon créée par Édouard de Boyve (un socialiste chrétien). Tout est en place pour la fondation de l’école de Nîmes (septembre 1886) qui n’est, en fait, que le résultat d’une heureuse conjonction de
personnalités.

L’École de Nîmes
En effet, cette doctrine sociale est née de la rencontre entre un cercle d’hommes réunis sans distinction de condition, de profession, d’opinion politique, religieuse ou philosophique et cherchant des réponses concrètes aux tensions économiques et sociales existantes, la société d’économie populaire (la première université populaire ?) et Charles Gide, un Gardois professeur d’économie politique à la faculté de droit de Montpellier, qui va leur apporter un appui scientifique indéniable.
Ce dernier pense que la coopération ne doit pas être seulement un outil destiné à améliorer au jour le jour la condition ouvrière, mais bien le socle d’un ordre social nouveau qui répudiera à la fois le libéralisme et le socialisme marxiste. Il dénonce le servage économique des travailleurs et montre que, en dehors de l’État et de l’action révolutionnaire, on peut constituer un mouvement économique extrêmement important qui, par l’union des consommateurs, pourrait aboutir à la suppression du profit. Il désire que le mouvement coopératif devienne un facteur d’évolution sociale.
Ce groupe d’ouvriers socialisants et de quelques bourgeois protestants va chercher à améliorer la condition sociale des moins favorisés en refusant toute action violente. Il met l’accent bien plus sur les coopératives de consommation que sur les associations de production. L’école de Nîmes pense que ces associations de consommateurs sont capables de réaliser les capitaux nécessaires pour créer des sociétés ouvrières de production. Elle croit au système de participation des ouvriers aux bénéfices des entreprises car la part des travailleurs doit être capitalisée pour leur permettre de devenir copropriétaires de leur industrie, mais aussi de supporter leur part de perte, s’il y en a.
L’école de Nîmes souhaite, à travers la pratique de la coopération, améliorer les conditions de vie, mais aussi l’éducation économique du peuple afin de le rendre capable d’exercer des fonctions de direction économique et ainsi rapprocher les classes sociales. Au nom de la solidarité, elle imagine des structures d’entraide comme des caisses de prêt, les secours mutuels.
Ce mouvement coopérateur nîmois, inspiré par un protestantisme social et un socialisme réformiste, ne séduira pas la masse des habitants escomptée. Et, même si l’on dénombre en 1911 dans le Gard 58 coopératives de consommation (comme La Famille pour les agents du PLM), 15 coopératives de production (comme l’imprimerie La Laborieuse) et 13 coopératives agricoles, la guerre enterrera l’essor des coopératives gardoises.

Quelles traces aujourd’hui ?
Ce qui est frappant d’abord, c’est l’idée intéressante de remettre au centre du processus économique la question de la consommation. En effet, aujourd’hui la crise capitaliste s’enlise dans des objectifs de croissance incompréhensibles et les défenseurs de la décroissance se fatiguent à nous expliquer les bienfaits d’une production raisonnée et écologique. Nous oublions sans doute que la production mondiale est nettement supérieure à la consommation ; selon un rapport de 2011 préparé par la FAO, le tiers des aliments produits chaque année dans le monde pour la consommation humaine, soit environ 1,3 milliard de tonnes, est perdu ou gaspillé. Une étude publiée au Royaume-Uni en 2005 indique que le gaspillage a lieu tout au long de la chaîne de production : 30 % à 40 % des récoltes sont délaissées chaque année parce qu’elles ne correspondent pas aux caractéristiques exigées par les industriels ou les grandes surfaces ; dans la transformation et la restauration rapide, environ un tiers de l’alimentation est perdu.
Malgré cela et à cause d’une répartition déloyale, une partie du monde se trouve dans une immense misère alors qu’un énorme gaspillage ne sert qu’à faire fructifier le monde de la finance. Dans le système capitaliste, le marché est défini par l’offre et la demande et nous voyons bien que c’est l’offre qui détermine la demande en fixant les prix et en définissant les besoins de chacun (publicité, monopole, mode, progrès technologiques, etc.). La demande devient de plus en plus accessoire pour faire fonctionner le marché, qui se contente de la spéculation pour être pérenne. L’école de Nîmes pose également la question de la production par la société de coopératives de consommation. Critiquée à l’époque par un bon nombre d’économistes qui avançaient qu’un non-professionnel ne pouvait comprendre le monde de l’entreprise ainsi que les techniques industrielles, elle se justifiait en démontrant que les actionnaires non plus n’avaient pas de compétences. Elle souhaitait que la consommation structure la production et ainsi abolir le régime du profit. « On peut espérer qu’il y aura un jour une société dans laquelle le service rendu, la satisfaction des besoins seront des stimulants suffisants pour remplacer le profit. Mais il faut supposer pour cela une grande transformation non seulement économique, mais morale 2 », écrivait Charles Gide.
Ensuite, j’ai été touché par la volonté de l’école de Nîmes de défendre le juste prix des produits, de se préoccuper de ne faire payer au consommateur que le strict équivalent de la marchandise qu’il reçoit. Le prix doit être débarrassé de dividendes superflus, de la rente et de la plus-value. La coopérative de consommation cherchait, comme les groupements d’achats d’aujourd’hui, à s’entendre avec le ou les producteurs pour arriver, par des achats considérables, à faire profiter les coopérateurs des avantages des magasins de gros. C’est le principe qui lie directement le producteur au consommateur sans intermédiaire que l’on retrouve de nos jours dans les Amap (qui peuvent être considérées comme coopératives de production) ou dans les GAS (groupement d’achat solidaire). En se regroupant, les consommateurs ont la force d’achat susceptible de définir le prix juste d’un produit, alors que seuls, ils sont à la merci du mille-feuille capitaliste bourré d’intermédiaires qui gonflent inévitablement son prix. L’école de Nîmes avait compris que le système était biaisé : « La concurrence, voilà donc, pour les économistes, ce qui suffit pour assurrer dans le monde économique le juste prix et sauvegarder les intérêts des consommateurs. Eh bien ! Nous n’y croyons pas à cette action efficace et suffisante. Il y a longtemps que les producteurs se sont entendus entre eux 3. » Il est certain que l’école de Nîmes se distingue des idées libertaires (elle n’abolit pas la propriété, ni l’hérédité, ni l’épargne, ni le salariat, et reste une doctrine sociale bourgeoise qui fustige l’élan révolutionnaire), mais elle a le mérite de mettre au cœur de la coopérative l’idée défendue par Proudhon qui écrivait : « L’utilité fonde la valeur ; le travail en fixe le rapport ; le prix est l’expression qui traduit ce rapport 4. »
Enfin, pour terminer, il faut rendre hommage à la méthode employée dans l’élaboration de cette doctrine qui allie réflexion (société d’économie populaire) et mise en pratique immédiate (coopérative de consommation) ; de plus, la coopérative est fondée sur la base d’une réunion de sociétaires qui sont égaux en dépit des différences de classe, idéologiques et politiques ; cela signifie un homme égale un vote (différence avec l’entreprise capitaliste dans laquelle le nombre de suffrages est proportionnel au nombre d’actions). L’égalité dans la décision, dans le pouvoir de choix, est ainsi préservée. Alors, pourquoi ne pas imaginer une nouvelle révolution sociale et économique dont la base serait le fédéralisme des communes (politique) construit autour et par des coopératives de consommation (économie) ?

Philippe, groupe Gard-Vaucluse de la Fédération anarchiste











1. Un phalanstère est un ensemble de bâtiments à usage communautaire qui se forme par la libre association et par l’accord affectueux de leurs membres.
2. « Leçon d’ouverture du cours sur l’histoire et la doctrine de la coopération au Collège de France, chaire nouvelle fondée par les Sociétés coopératives de consommation », Revue d’économie politique, 1922.
3. Ibid.
4. Système des contradictions économiques de Pierre Joseph Proudhon.