Entretien avec Kiarostami

mis en ligne le 29 novembre 2012
1689KiarostamiHeike Hurst : Vous avez dit qu’un arbre on ne le déracine pas… s’il est déraciné, il ne donnera plus ce qu’il a donné dans son pays. C’est la deuxième fois que vous êtes déraciné, vous tournez loin d’Iran, vous êtes allé en Italie avec Copie conforme et maintenant vous avez tourné au Japon Like Someone in Love

Abbas Kiarostami : J’ai dit ça à une époque où mes racines avaient encore besoin d’être arrosées. Comme vous le savez, les vieux arbres trouvent leurs ressources ailleurs, ils n’ont plus besoin d’eau. Ensuite, ce n’est pas moi qui me suis déraciné, qui ai porté atteinte à mes racines, c’est autrui qui l’a fait. Je ne dirai même pas ça. Je ne dirai pas que qui que ce soit m’a déraciné : je suis un ouvrier qui part travailler à l’étranger, je viens ici, j’utilise ces différents espaces comme des ateliers pour y travailler et je rentre chez moi dans ma maison. Donc le lien avec ma maison et ma terre natale n’est pas coupé. Je fais les mêmes films… Sauf qu’avant je faisais des films en persan et vous les voyiez sous-titrés. Maintenant je fais des films dans les langues des autres et c’est le peuple iranien qui les voit sous-titrés, à part ça rien ne change.

H. H. Comment les Iraniens voient vos films, alors ?

A. K. Ils en sont privés en salles, mais ceux qui sont intéressés peuvent les trouver sans se ruiner, sans avoir à faire la queue devant les salles de cinéma. Ils les achètent au marché noir et ils les voient sur leurs écrans personnels en petit groupe…

H. H. À propos du dispositif extraordinaire du bar : les gens parlent à tous ceux qu’on va connaître plus tard, aux absents, à ceux qui sont là, ils ne parlent pas. Était-ce pour vous une sorte de nouveau dispositif pour entrer dans un film ?

A. K. Chaque film appelle sa propre logique de construction. La même histoire racontée par quelqu’un d’autre peut donner un film complètement différent, c’est ce à quoi je tenais au début du film, c’était dans ce processus de présentation des personnages, de le faire dans un temps non pas précipité et surtout de le faire en appelant, en invitant le spectateur à une attention et une curiosité particulières ; effectivement le spectateur distrait peut manquer beaucoup d’informations nécessaires à la connaissance des personnages. C’était ça ma démarche dans ce film-là, c’était ça ma logique pour construire ce film et c’est en quoi vous percevez un dispositif, mais pour moi il n’y avait pas l’intention de faire une espèce d’innovation ou d’user d’un dispositif. Pour moi, il n’y avait pas l’intention d’entrer dans quelque chose de complexe ou de difficilement accessible.

H. H. C’est grandiose, parce que les personnages qui vont arriver plus tard sont déjà dans le plan en tant qu’absents. Par là vous détournez les codes et dépassez les clichés : La petite prostituée est juste fatiguée, elle veut aller dormir, son client lui a préparé une soupe, etc.

A. K. Est-ce que je peux, moi, imposer aux personnages les traits, les caractéristiques ou est-ce que je m’inspire de la réalité de ce que je vois ? Je lui donne le statut de prostituée, mais après il faut que je tienne compte de ses propres caractéristiques qui font que c’est une jeune fille de vingt-deux ans ; si elle a sommeil, il faut que je la laisse dormir. Je ne veux pas la créer à partir de mon cliché sur les prostituées vues au cinéma, je veux la créer à partir de la réalité de cette jeune fille qui est fatiguée.
Mon maquereau non plus n’avait pas de caractéristiques de maquereau. Mon producteur m’a dit : « Dis donc, chez toi, même les maquereaux ont fait des études supérieures ! » Je lui ai dit que, dans le monde d’aujourd’hui, les maquereaux n’étaient pas tous instruits, mais que bien des gens instruits se retrouvent à faire un travail de proxénète.

H. H. Le vieux professeur sorti tout droit de chez Ozu… le grand-père qui fait la grand mère, c’est un personnage en hommage à Ozu ?

A. K. C’est certainement de là qu’il vient, parce que je sais, j’en suis sûr avant même d’avoir l’intention de devenir un réalisateur quand j’étais très jeune, j’étais très influençable et Ozu m’a beaucoup impressionné.

H. H. La femme à sa fenêtre, cette photo avait son importance et donc je me demandais : « Quand est ce qu’elle arrive, cette femme ? »

A. K. Les journaux se sont un peu trompés, car cette femme, en fait, n’était pas dans mon scénario. Pendant qu’on faisait les auditions, cette dame s’est présentée un jour, alors qu’on n’avait jamais demandé une dame de son âge.
On cherchait trois personnages : une jeune fille, un jeune homme et un vieil homme, donc, cette femme a fait irruption dans la salle, elle ne s’est même pas approchée de nous, elle a commencé à parler devant la porte en criant : « Toute ma vie j’ai rêvé d’être une actrice, mon mari m’en a empêché. Maintenant que mon mari est mort, je peux enfin tourner dans un film, il faut que vous me preniez ! »
Et avant qu’elle ne vienne s’asseoir, je lui ai dit que je m’engageais à lui donner un rôle. Ma traductrice m’a dit : « Mais on n’a pas de rôle pour elle ! » Je lui ai dit : « On en trouvera un ! »

H. H. Vous lui avez donné un fils handicapé pour qu’elle ne sorte jamais ? !

A. K. Parce qu’il fallait que je l’attache à cette maison qui n’avait rien d’une maison contemporaine, c’était une maison à la Ozu et comme le vieux professeur, c’était aussi un personnage à la Ozu, ça permettait qu’ils aient eu une vieille histoire d’amour ensemble. Je crois que, si on fait un tirage en noir et blanc de cette fenêtre, de cet arbre et du visage de cette femme, on est en plein Ozu !

H. H. Une amie m’a dit « Ce film fait pschitt dans mon cœur, c’est comme du champagne » !

A. K. C’était pas toi, cette amie ? Parce que j’ai souvent recours à ce truc-là. Quand je ne veux pas dire les choses de mon propre chef, je les attribue aux amis.

H. H. Une dernière question sur ce plan avec les croisements de routes et des trajectoires de personnages : la jeune fille partie à l’examen, son amoureux qui arrive, le prof qui attend dans la voiture, etc. Où sont-ils, ces croisements ?

A. K. L’interprétation, qui est très belle, vous appartient. Nous, on n’a pas cherché ces signes-là, mais effectivement on a beaucoup déplacé la caméra pour obtenir un bon aspect visuel pour qu’ils en soient beaux graphiquement.

H. H. Une dernière remarque : l’usage des choses, des meubles n’est jamais détourné, le lit, c’est juste pour dormir, la table pour boire et manger etc.

A. K. Ce sont vos très belles interprétations. Je suis toujours très vigilant à ce que les choses soient logiques et fonctionnelles, mais évidemment, avec les spectateurs fins, toutes les séquences et leur signification pourront être réinterprétées.
Tu vois, si tu étais venue le premier jour et tu avais été mon premier entretien, j’aurai eu beaucoup plus confiance en moi pendant ces trois jours, mais c’est quand même un « happy ending ! » (en anglais). C’est une belle fin pour mes interviews, c’est très bien de finir comme ça.


Entretien réalisé par Heike Hurst à Cannes le 24 mai
Traduction : Massoumeh Laridji