Le prix du matérialisme ?

mis en ligne le 17 janvier 2013
Bons élèves, les anarchistes répondent : « Le prix du matérialisme dialectique, c’est le goulag ! » Bonnes bêtes à cornes, les séminaristes et les mollahs répliquent : « Le prix du matérialisme scientifique, c’est la damnation éternelle ! »
Non.
Ce matérialisme-ci est un mot plutôt anglais, comme dans le livre The High Price of Materialism (The MIT Press) de Tim Kasser. Il a été traduit tant bien que mal par le vilain anglicisme « consumérisme ». On pourrait aussi écrire « adhésion enthousiaste à la société de consommation », « désir excessif et exclusif pour les possessions », « acharnement à avoir plutôt qu’à être ».
Diogène professait que la liberté est le plus grand des biens et que nos possessions nous possèdent. Il ne possédait, lui, que quatre objets. Une tunique, une grande amphore usagée dans laquelle il dormait, un bâton et une coupe en terre cuite. Il brisa sa coupe en terre cuite lorsqu’il vit un jeune homme boire l’eau d’une rivière dans sa seule main. Depuis ces temps héroïques, on a continué à critiquer le consumatérialisme ou matériomérisme, appelez-le comme ça vous chante.
Mais on n’a pas si souvent tenté de mesurer, de la manière la plus scientifique possible, les conséquences individuelles de cette attitude. Il est difficile de quantifier le bonheur. En revanche, on peut quantifier sans la moindre difficulté les réponses à des questionnaires.
Un premier type de réponses sert à établir si une personne, de son propre aveu, vénère la possession et l’apparence plutôt que le savoir et la sagesse. Une fois les participants à l’enquête placés, selon leurs propres réponses, aux divers degrés de l’échelle entre Diogène et Lady Gaga, on pose à nouveau toutes sortes de questions destinées à déterminer si la personne aime sa propre vie, et estime l’avoir réussie, selon ses propres critères.
On peut donc répondre à la question : « Les personnes matérialistes se jugent-elles heureuses ? »
Ce mécanisme a été appliqué, avec de nombreuses variantes, par de nombreuses équipes scientifiques. The High Price of Materialism a l’avantage de les rassembler et de nous les présenter.
Les résultats sont brutaux. « Edward Diener a observé le bonheur et la satisfaction de près de 5 000 adultes des États-Unis sur neuf ans. Certains d’entre eux ont obtenu de larges augmentations de leur richesse pendant ces neuf ans, d’autres n’ont eu que de modestes augmentations, et d’autres encore ont à peine réussi à suivre la hausse du coût de la vie. Cependant, les changements dans les revenus ne pouvaient pas prédire la satisfaction et le bonheur de ces individus. » Et ceci, à propos d’une étude de Philip Brickman : « Vingt-deux personnes qui avaient récemment gagné de grosses sommes d’argent à la loterie de l’État de l’Illinois ont été comparées à un groupe de contrôle, composé de gens qui vivaient à proximité des personnes récemment riches. Tous les participants à cette étude ont été interrogés quant à leur bonheur et au plaisir qu’ils tiraient d’expériences quotidiennes telles que parler avec un ami, manger son petit-déjeuner, écouter une histoire drôle, etc. […] Les gagnants étaient, en réalité, plutôt moins satisfaits de leur vie quotidienne. »
À ce point, le livre de Kasser introduit une autre étude menée par Sirgy, Meadow et Rahtz sur 1 200 adultes, aux États-Unis, en Australie, au Canada, en Chine et en Turquie. Il s’agissait là non seulement de vérifier que l’argent ne fait pas le bonheur, mais aussi de comprendre pourquoi. L’un des principaux suspects est, bien entendu, que courir après l’argent sert à compenser un manque psychologique. En particulier, l’impression que l’on est inférieur, que d’autres sont plus heureux, précisément parce qu’ils ont plus d’argent et de biens matériels. Or, selon cette étude, « les gens d’une orientation fortement matérialiste regardent beaucoup la télévision, se comparent défavorablement aux personnes qu’ils voient à la télévision, ne sont pas satisfaits de leur niveau de vie, ni d’ailleurs de leur vie en général. […] Parce qu’elles regardent beaucoup la télévision, les personnes matérialistes sont exposées à des images de richesse et de beauté qui les rendent insatisfaites de leur condition économique présente ».
Quant à une étude de Kasser lui-même avec des étudiants du Montana, elle montre que, à nouveau en n’utilisant que les déclarations mêmes des participants, plus une personne penche vers le matérialisme, moins elle se sent heureuse et satisfaite dans ses relations d’amitié et d’amour. Ce qui n’a rien de surprenant selon une étude d’Aaron Ahuvia : les clients d’un site de rencontres ont tendance à parler d’eux et d’elles-mêmes en termes commerciaux : « Je crois que je suis un bon produit pour ce marché. » Enfin, une petite étude, apparemment presque insignifiante, en dit pourtant plus que de longs volumes. Edward Deci a demandé à deux groupes de personnes de jouer avec un Soma (un casse-tête de la famille du cube de Rubik). Un groupe était bénévole, l’autre payé. Puis, alors que les participants croyaient que l’expérience était finie, on les faisait attendre, dans une pièce où se trouvaient d’autres objets, des magazines, d’autres jeux. Par un miroir sans tain, on regarda ce qu’ils faisaient. Ceux qui n’avaient pas été payés, en moyenne, continuèrent à jouer avec les Soma. Ceux qui avaient été payés, en moyenne, cessèrent de jouer.
L’argent avait tué le plaisir.