Quand la base est bafouée

mis en ligne le 24 janvier 2013
Alexandre Skirda a réalisé un ouvrage pétri de faits et de sobres citations d’après les documents édités par l’historiographie soviétique et ceux des historiens russes débarrassés de la censure marxiste-léniniste.
Kronstadt et ses combattants illustrent la tragique constatation que les désirs de conciliation, de l’usage modéré de la résistance armée contre les troupes incitées à combattre avec acharnement avec les mitrailleuses des tchékistes dans le dos (p. 337, 346) et, surtout, d’un sursaut solidaire du prolétariat de Petrograd échouèrent en partie sur les trois plans.
En effet, les premiers détachements de l’Armée rouge fraternisèrent avec les Kronstadiens (document kronstadien, p. 161 et suivantes), au point de combattre ensuite avec eux comme les forces du PC. Il en fut de même pour une partie des militants du PC qui avaient déchiré leur carte, à cause des mensonges de leurs dirigeants et de la justesse des revendications exprimées durant les assemblées générales de début mars 1921 à Kronstadt.
Quant aux prolétaires de Petrograd, ils étaient visiblement au bord de l’inanition « grâce à la juste politique du CC du PC bolchevique et de son guide le camarade Vladimir Lénine » (pastiche du style du socialisme réel appris en Bulgarie entre 1965 et 1967).
Cela est expliqué par le résumé d’une entrevue (sans doute fin février 1921) de délégués de Kronstadt dans une usine de Petrograd, avec des gardes armés du PC et les ouvriers. Devant le silence de ces derniers, un Kronstadien s’exclame : « Pourquoi vous taisez-vous ? On ne vous a tout de même pas arraché la langue ? »
La réponse est limpide : « Oui, camarades, nous n’avons plus de langue et plus de mémoire, notre aspect en témoigne. Je sais ce qu’il adviendra de moi après votre départ mais, puisque vous êtes de Kronstadt, dont on se sert sans arrêt pour nous faire peur, et que vous voulez savoir la vérité, la voici : nous sommes affamés, mal vêtus et mal chaussés, aussi le froid nous transit, et surtout nous sommes terrorisés moralement et physiquement. Nous ne pouvons plus vivre ainsi ! Nous n’avons plus de forces ! À chacune de nos demandes et revendications, le pouvoir répond par la terreur. La terreur, sans cesse la terreur… Allez voir les prisons de Petrograd, vous verrez combien de nos camarades ont été emprisonnés. […] Non, camarades, cela ne peut plus continuer ainsi, le temps est venu de dire ouvertement aux communistes : arrêtez de vous cacher derrière votre nom. À bas votre dictature […] » (document kronstadien, p. 352).
Comme aujourd’hui, le quasi-monopole des informations et de la propagande est un facteur clé de la manipulation des foules. Mais les insurgés de Kronstadt ont démontré comment les calomnies, les arguties les plus abjectes des Lénine, Kamenev (disant aux Kronstadiens qu’ils marchent pour des « généraux tsaristes » et que, s’ils s’obstinent, « on vous tirera comme des perdrix », 4 mars 1921, p. 146) et Trotski se volatilisaient devant la logique des revendications des Kronstadiens (p. 125-126).
En me bornant à commenter cinq demandes, je crois qu’on touche à l’essentiel de la démocratie à la base.
« 1) Procéder immédiatement à la réélection des soviets au moyen du scrutin secret. […].
2) Instaurer la liberté de parole et de presse pour tous les ouvriers et paysans, pour les anarchistes et pour tous les partis socialistes de gauche.
3) Garantir la liberté de réunion pour les organisations syndicales et paysannes.
5) Libérer tous les prisonniers politiques socialistes, ainsi que tous les ouvriers, paysans, soldats rouges et marins emprisonnés à la suite de mouvements revendicatifs.
6) Élire une commission de révision des dossiers des détenus des prisons et des camps de concentration. »
Le scrutin secret permet à chacun de voter après avoir entendu et examiné différents arguments en assemblée générale. Les votes à main levée en AG sont souvent défendus par les manipulateurs.
On constate la logique entre ce point et l’instauration et la garantie de la liberté de parole et de réunion.
Quant à la libération des « prisonniers politiques socialistes » et le contrôle de la situation de détenus « des camps de concentration », il pose un problème à la fois comique et nauséabond. Si au bout de quelques années la révolution sert à emprisonner des révolutionnaires, à quoi bon l’avoir faite, aurait dit Marx (Groucho, forcément) ?
Skirda ne s’est pas arrêté sur ce « détail ». Je pense qu’il souligne, d’une part, que ces camps étaient assez nombreux et connus pour alerter les révolutionnaires de la base, et de l’autre, que la décision et la finalité de ces camps reviennent à Lénine et à l’organe pensé, désiré et créé par lui le 20 décembre 1917, « la commission extraordinaire pour toute la Russie de lutte contre la contre-révolution et le sabotage », la Tchéka.
Et toute l’argumentation des Lénine, Kamenev et Trotski (présente dans tous les chapitres du livre de Skirda) est une application presque théâtrale de ce que prévoyait Bakounine en 1873 dans Étatisme et révolution. « […] le peuple ignorant a besoin d’une bonne tutelle. […] La masse du peuple sera […] sous le commandement direct des ingénieurs de l’État qui formeront une nouvelle caste politico-savante privilégiée. […] Le peuple n’aura pas la vie plus facile quand le bâton qui le frappera s’appellera populaire (p. 349, 219, choix de Noam Chomsky, Les Intellectuels et l’État, 1977).
« Lénine affirmera dans un discours pour le premier anniversaire de la prise du pouvoir, que l’important pour nous, c’est que la Tchéka applique directement la dictature du prolétariat, et à cet égard son rôle est inestimable. Il n’existe pas d’autres voies pour libérer les masses, hormis celle de l’écrasement des exploiteurs par la violence. Voilà ce dont s’occupe la Tchéka, voilà son mérité devant le prolétariat » (p. 27).
« Kronstadt, le danger vient de ce que leurs mots d’ordre ne sont pas socialistes révolutionnaires mais anarchistes » (p. 121).
« C’est maintenant précisément qu’il faut donner une leçon à ces gens, de façon que pour des décennies ils ne puissent même pas penser à quelque résistance que ce soit » (p. 186). C’est sans doute parce que l’insurrection de Kronstadt eut lieu au moment du cinquantième anniversaire de la Commune de Paris que Lénine trouva davantage son inspiration chez Thiers et Gallifet que chez Marx et Engels.
« Cette contre-révolution [Kronstad] a ceci de particulier qu’elle est petite-bourgeoise, anarchiste, et j’affirme qu’il existe un lien entre les idées, les mots d’ordre de cette contre-révolution petite-bourgeoise, anarchiste et les mots d’ordre de l’Opposition ouvrière » (p. 163). Lénine, dans le rôle prévu par Bakounine, profitait de Kronstadt pour se débarrasser de ses derniers adversaires au sein du PC. Un bel exemple de socialisme scientifique !
Quant à Trotski, le subordonné de Lénine, il est cité comme organisateur de la répression (document kronstadien, p. 334-335 et dans les Izvestia de Kronstadt et l’organisation de la répression, p. 140 et suivantes, p. 150) et Skirda lui consacre un chapitre.
Peu importe aujourd’hui si les « tuteurs » du peuple sont des frères musulmans, des indignés ou des pseudo-anarchistes. Kronstadt et le destin des révolutions arabes se rejoignent sur un même plan : la prise de conscience à la base est capable de secouer toute la société. Le chemin à parcourir pour réorganiser cette société est à réinventer à partir de la base. Toute autre voie est l’antichambre de la dictature, néolibérale ou autre.

Frank Mintz