Ils voudraient nous briser

mis en ligne le 14 février 2013
« Désormais, quand il y a une grève, on ne la voit pas. » Ça, c’était en juillet 2008, sous Sarkozy. Aujourd’hui, en 2013, sous François Hollande, les choses ont quelque peu changé : les grèves, on les voit bien et on les redoute tant, d’ailleurs, que le ministère de l’Intérieur en vient à demander publiquement aux services de renseignements de la police de surveiller de près les usines plongées dans des mouvements sociaux pour garder un œil sur les éléments syndicalistes radicaux. C’est que le gouvernement n’aimerait pas à nouveau se confronter à la colère et à la rage légitimes du monde du travail. Et sans doute garde-t-il en tête le souvenir de certains hauts faits du syndicalisme de lutte des classes, comme, par exemple, ces grèves de la métallurgie de 1979 où les ouvriers, équipés de barre de fer et de billes de plomb, jouaient au base-ball ou au bowling avec les CRS. Et le gouvernement a raison de craindre pour sa peau, car la radicalisation est bel et bien en marche, du moins dans certaines entreprises, comme à la fonderie DMI où les salariés ont désormais recours à la bonne vieille méthode des bouteilles de gaz pour faire pression sur la direction. Si les politicards redoutent ces pratiques d’action directe, c’est avant tout parce qu’ils les savent profondément efficaces et qu’elles traduisent l’émergence, chez les travailleurs, d’une désillusion toute légitime vis-à-vis des procédés légaux et institutionnels de résolution des conflits qui, jusqu’à maintenant, ne mènent à rien, si ce n’est à la satisfaction des principaux souhaits du patronat.
Bref, les ex-RG (Renseignements généraux), devenus DCRI (Direction centrale du renseignement intérieur) vont donc désormais zoner dans les alentours des usines en grève, peut-être même assister à quelques assemblées générales, prendre quelques photos, manger quelques merguez… C’est là la seule réponse de l’État socialiste aux salariés victimes de plans sociaux à répétition : derrière les engagements hypocrites promis se cultivent les mêmes logiques de répression que sous la droite. D’autant que les tentatives de neutralisation du syndicalisme revendicatif ne se limitent pas à l’envoi de James Bond ratés aux abords des piquets de grève. Vendredi 1er février, deux grévistes de PSA Aulnay étaient convoqués par le commissariat de police de Bobigny suite à des plaintes déposées par des vigiles de l’usine, l’un pour s’être fait prendre ses papiers, l’autre pour avoir été bousculé. Mercredi 6 février, dans sa lettre d’information, la CGT écrivait : « Comme les huissiers ne trouvent rien à constater, ils en sont réduits à aller porter plainte eux-mêmes… pour eux-mêmes. »
De leur côté, les grands médias se font à nouveau les porte-parole de la bourgeoisie et du gouvernement. Sur France Info, par exemple, l’idiot utile de l’État Emmanuel Cugny n’a pu s’empêcher de nous faire partager ses brillantes analyses politiques et sociales : « Quel est le rôle originel d’un syndicat si ce n’est de mobiliser, certes, mais aussi et surtout de canaliser le mécontentement, d’encadrer le mouvement et de calmer l’ardeur des plus fougueux. » Pour s’informer davantage sur le « rôle originel » du syndicat, on le renverra à ses livres d’histoire et à quelques écrits autrement plus brillants que sa prose fade et servile (au choix, parmi les grands classiques maintes fois conseillés dans ces colonnes : L’Action directe d’Émile Pouget, L’ABC syndicaliste de Georges Yvetot, Histoire des bourses du travail de Fernand Pelloutier). Quant à France Inter, on retiendra l’émission de l’infâme Pascale Clark du mercredi 6 février à 9 h 10 et notamment ses pleurnicheries sur l’absence de journaux en kiosque : « Encore une grève à Presstalis, encore un coup du Livre CGT. Bonjour tristesse. Moi je veux des mains sales, des pages qui se tournent et se froissent, je veux des mises en page. Je veux de la vie. » Encore la faute à ces salauds de grévistes, à ces voyous du syndicat du Livre et donc, bien sûr, en bon journaliste, pas un mot sur le plan de restructuration en cours à Presstalis à l’origine du mouvement social. La greluche de la gauche bourgeoise de l’Hexagone voulait ses petits journaux pour salir ses petites mains blanches et lire… « des brèves » (un article, ce serait sans doute déjà trop lui demander) ! Et peu lui importe les 1 250 suppressions d’emplois prévues par la direction. Chez les enfants, on appelle ça un caprice ; chez les adultes, le cynisme. Le samedi suivant, France Inter remettra ça avec, cette fois, Christophe Barbier, qui inondera les ondes de ses geignements néolibéraux, tout bouleversé qu’il était de cette grève qui le privait, lui le grand journaliste, de ses petits journaux sans lesquels il n’aurait probablement rien à dire. Il nous ressortira la soupe habituelle : une CGT « passéiste », « de mauvaise foi », une grève comparable à une prise d’otage, etc. Le discours du pouvoir, en somme, auquel la grande presse est depuis longtemps inféodée.
Côté syndical, les directions des centrales ne sont, pour l’heure, pas très loquaces et aucune d’entre elles n’a encore condamné la politique répressive du gouvernement à l’égard des luttes actuelles dans le monde du travail. Entre celles qui servent de béquille au gouvernement et celles – toutes ? – qui voient d’un mauvais œil tous ces syndicalistes de base épris de radicalité, gageons qu’elles resteront muettes ou qu’elles prendront la parole pour, à leur tour, stigmatiser les militants qui leur échappent. Mais, au fond, qu’importe ? Les syndicalistes ont-ils impérativement besoin du soutien affiché des directions (soutien qui est souvent synonyme de compromis et de négociations) pour organiser la résistance ? Non. Les luttes émergent des bases et doivent rester entre leurs mains, sans quoi les salariés prennent le risque de se voir confisquer leur combat par des individus aux intérêts bien différents des leurs. Que Bernard Thibault affiche sa solidarité, c’est bien, mais on s’en fout. Tout ce qui compte, c’est l’usine, le piquet de grève, les assemblées et les liens qu’on peut tisser avec d’autres luttes, d’autres boîtes, d’autres syndicats, toujours dans une démarche horizontale et unitaire, la seule réellement susceptible de servir les intérêts des travailleurs.