Avez-vous l’habitus clivé ?

mis en ligne le 14 février 2013
Non, ce titre n’est pas une blague graveleuse, du genre de celle qui se racontait à propos d’un député appelé Coudé du Foresto qui, abordé par une prostituée, lui répondit : « Mais vous n’y pensez pas, madame, je suis Coudé du Foresto ! » Elle répliqua ingénument : « T’inquiète, on s’arrangera quand même ! »
Non. Il s’agit ici de l’habitus, terme popularisé par Bourdieu.
Chez Thomas d’Aquin, l’habitus est une « intériorisation par un sujet de la perfection à laquelle il aspire et qui se révèle dans les activités pratiques ». Si l’on en croit Wikipedia, Bourdieu y voit, lui, une « mythologie politique réalisée, incorporée, devenue disposition permanente, manière durable de se tenir, de parler, de marcher et, par là, de sentir et de penser ».
L’habitus est donc une affaire de classe sociale, mâtiné d’ethnie, de religion, de genre, d’âge, etc. L’habitus de Charles-Hubert ne ressemble pas à l’habitus de Marcel, qui diffère quelque peu de celui de Fatima, et guère moins de celui de Marie-Thérèse. L’étrange expression d’« habitus clivé » commence à perdre un peu de son étrangeté : l’habitus clivé est celui des transfuges de classe. Comme l’écrivain et enseignant en philosophie Didier Eribon. Né dans une classe, ouvrière et champenoise, il arriva dans une autre, intellectuelle, bourgeoise et parisienne. Dans un livre parfois émouvant, souvent agaçant, pas toujours aussi clair ni aussi franc qu’il aurait pu être, mais assez rare dans son genre, Retour à Reims (Champs, Essais, 8 euros), il raconte son retour dans la famille on ne peut plus ouvrière, hétérosexuelle, communiste à une génération et lepéniste à la suivante, qu’il avait tant travaillé à quitter. Puis, la célébrité étant venue (le père qui lui flanquait des torgnoles pleura d’émotion en voyant son fils à la télévision et jura qu’« il foutrait sur la gueule » à quiconque oserait se moquer de ce fils qui venait juste de parler d’homosexualité en général et de la sienne en particulier), Eribon réussit à revenir rendre visite à sa famille, et à faire un livre de ce retour.
Ce livre n’est pas un chef-d’œuvre. On sent que le courage mis à revenir a considérablement amputé celui qu’il eût fallu mettre à raconter. Mais, à la décharge d’Eribon, il faut reconnaître qu’il louvoyait entre le marteau et l’enclume. D’un côté, ex-trotskyste, encore de gauche, militant acharné et brave contre l’insulte et le mépris, Eribon est censé déborder de compréhension envers sa famille originelle. De l’autre, le lepénisme affiché de la jeune génération, la crudité des jugements à l’emporte-pièce, le souvenir de la violence infligée à son homosexualité naissante limitent considérablement sa capacité d’empathie. Dommage, parce que les meilleurs passages du livre, et de loin, sont ceux où, au lieu de se réfugier derrière des analyses savantes mais manquant d’originalité, il décrit avec chaleur, verve, précision ce qu’il voit.
Le livre vaut la peine d’être lu dans les milieux anarchistes. Car l’anarchie dissout souvent l’habitus : c’est l’un des charmes du mouvement anarchiste que de rendre parfois indéchiffrable l’origine sociale de telle ou telle personne.
Néanmoins, les barrières de classe y demeurent souvent l’une des difficultés les moins aisément admises, en particulier dans les lieux de vie. à Christiania, un homme écrivit un livre qui révéla que le principal conflit interne, celui entre activistes (politiques) et dealers, pouvait se lire comme un conflit entre activistes à origine et habitus bourgeois et dealers à origine et habitus ouvriers. Cet homme fut chassé de Christiania ! Ce qui est déjà surprenant.
Mais, plus surprenant encore, il fut chassé par les dealers, indignés par un compte-rendu tordu de son livre, qui leur était pourtant objectivement favorable. Je ne crois pas me tromper de beaucoup en supposant que chaque lectrice, chaque lecteur du Monde libertaire pourra retrouver tel ou tel événement où, malgré le désir anarchiste d’effacer les classes, l’habitus pas clivé a montré le bout de son nez.