Berlinale 2013 sans Heike

mis en ligne le 7 mars 2013
Chaque année dans les colonnes de notre journal, Heike Hurst rendait compte de la Berlinale avec un plaisir évident et donc communicatif. Ayant tiré sa révérence en novembre dernier, elle ne pouvait être présente à la 63e édition. Comme, pour la première fois, je disposais de la liberté conférée par la « jubilation » (définitivement, le terme espagnol est préférable au français « retraite »), je me suis autorisé à endosser le costume du Kagemusha, l’ombre du Shogun, non pour la remplacer mais pour lui rendre une sorte de dernier hommage depuis Berlin, l’autre capitale du cinéma.

Berlinale, mode d’emploi
Mal m’en a pris car j’ai sans doute été présomptueux. Sans les connexions et l’habitus d’Heike, la Berlinale apparaît d’abord comme un foutoir sans nom : les stéréotypes sur le sens de l’organisation et de l’ordre de nos voisins germains en prennent un sérieux coup.
Pour les accrédités, la réservation des places s’effectue au maximum un jour avant. Comme la Berlinale est particulièrement généreuse pour la délivrance des accréditations (à 100 euros la carte, c’est du bon business), il faut se lever particulièrement tôt pour parvenir à avoir les billets pour le lendemain car il y a foule à 8 h 30 à l’ouverture des guichets. Pour espérer obtenir un ticket pour les films les plus demandés, il faut impérativement arriver au moins une heure avant et attendre debout dans le froid. Heureusement, le temps était plutôt clément cette année avec une température qui n’est pas descendue en dessous de -2° C. J’ose à peine imaginer la situation en cas de vague de froid.
Une fois en possession des précieux sésames, il faut ensuite se rendre dans les salles de projection qui sont dispersées dans tout Berlin, une des plus vastes capitales d’Europe (intra-muros, Berlin fait huit fois Paris !). Il est impossible d’enchaîner des films dans la continuité dans des salles différentes et il faut effectuer ses choix en tenant compte de cette réalité que l’on ne découvre qu’après coup.
Un grand nombre de ces lieux sont des salles de spectacle et ne sont donc pas dédiés spécifiquement au cinéma. Par conséquent, ils ne respectent pas les standards de projection : pas de dégagement de tête (j’ai vu Side Effects de Soderbergh à la Haus der Berliner Festspiele avec l’ombre des deux têtes des spectateurs devant moi : heureusement, comme ils ne flirtaient pas, seuls les deux bords du cadre étaient occultés et je pouvais lire les sous-titres), pas d’espace pour les jambes (à croire que les Allemands sont des nains, mais l’espace doit être rentabilisé au maximum), des places sur les côtés à fuir parce qu’elles n’offrent qu’une vision en tangente… Bref, même un petit exploitant de nos provinces reculées n’oserait pas proposer un film dans de telles conditions et, de toute façon, il n’aurait pas obtenu l’agrément de la CST (la Commission supérieure technique de l’image et du son) nécessaire à l’ouverture de son cinéma.

Un film roumain, un film iranien…
Avec tous ces handicaps, je n’ai réussi à voir que huit films en quatre jours. Comme les festivaliers même accrédités sont des spectateurs comme les autres, ils ne se précipitent pas pour voir un film roumain ou iranien. J’ai donc eu la chance de voir Pozitia Copilului (je préfère utiliser le titre original pour ne pas céder à l’impérialisme de l’anglais régnant à la Berlinale reléguant l’allemand au rang de langue vernaculaire) de Calin Peter Netzer, l’Ours d’or, et Pardé, le prix du meilleur scénario.
Pozitia Copilului propose une plongée instructive dans le milieu de la néobourgeoisie roumaine à travers le récit d’une mère abusive dans sa relation avec son fils immature. Sur ce thème, on peut lui préférer l’humour d’un Woody Allen, voire même le duo Bedos-Marthe Villalonga. Pour autant, Pozitia Copilului rappelle opportunément que ce type de rapports sociaux appartient plus à l’ère culturelle du monde méditerranéen qu’à une religion en particulier.
Comme l’argent est censé lui offrir tous les droits dans cette nouvelle Roumanie, elle va en user pour éviter à son petit les conséquences de ses actes : il a tué un enfant en conduisant beaucoup trop vite sa puissante berline de marque allemande. Mais à quoi bon posséder une telle bagnole si c’est pour rouler comme les autres ? À quoi bon également appartenir à la classe dominante si c’est pour obéir à la loi commune ? En Roumanie comme ailleurs, l’arrogance des puissants se révèle toujours sans vergogne. La réalisation de Calin Peter Netzer est certes solide, mais il faut supporter la caméra à l’épaule, très tendance dans le cinéma moderne. Et, surtout, le choix du point de vue, soit celui de l’enfant ou Child’s Pose (titre du film pour le marché international, donc en anglais), mais de l’enfant (la quarantaine tout de même !) qui tue, pas celui de l’enfant tué. Point de vue largement autobiographique pour le réalisateur, qui a vécu une relation douloureuse avec sa mère. Par conséquent, cette option fait la part belle au mal-vivre des grands bourgeois et confère aux victimes la place seconde d’enclenchement fictionnel : le film débute dans une réception durant laquelle la mère se plaint de son grand fils et apprend qu’il vient de tuer un enfant en conduisant en excès de vitesse. L’accident et ses conséquences vont même permettre une sorte de catharsis à travers laquelle la mère et le fils vont se parler et finalement s’humaniser. à propos de Que la bête meure, Chabrol rappelait opportunément l’importance du choix initial : soit le réalisateur suit l’enfant qui traverse la rue, soit il se tient au côté de l’automobiliste qui le renverse. Ce choix conditionne ensuite la participation affective au cœur du spectacle cinématographique. Calin Peter Netzer a préféré focaliser sur la mère de l’automobiliste pour un film principalement psy et très accessoirement politique…
Quant au prix du meilleur scénario à Pardé, il vient surtout récompenser un cinéaste, Jafar Panahi, qui est assigné à résidence et condamné par la justice iranienne à ne plus tourner de films : Pardé a été réalisé clandestinement, et il en porte la marque.

… et Berlin
Reste Berlin, une ville toujours aussi urbaine – les avenues sont larges, les transports publics nombreux, efficaces et pas chers du tout, les espaces verts très étendus – et qui respire encore l’énergie malgré tous les chantiers qui la défigurent et qui augurent une capitale plus propre sur elle car débarrassée de ses stigmates d’un temps déraisonnable où des squatteurs pouvaient occuper des immeubles en plein centre-ville au grand dam des promoteurs : symboliquement, le Tacheles, ce grand squat dédié aux artistes dès le début des années 1990 sur l’Oranienburger Straße, est fermé depuis 2012. Subsiste encore une exposition permanente de sculpteurs à l’arrière du bâtiment : l’ultime résistance avant la fermeture définitive. Cette dernière défaite aura été épargnée à Heike et nous ne pouvons même pas nous en réjouir.