Une jeunesse cochinchinoise : comme un passage de témoin

mis en ligne le 7 mars 2013
Au pays de la cloche fêlée s’ouvre sur une détention et se clôt sur un massacre. Des geôles du colonisateur à celles du Viêt minh, c’est le double combat de sa jeunesse cochinchinoise et de l’Opposition de gauche vietnamienne que nous raconte Ngo Van.
« Je suis venu au monde au cours d’une nuit vers la fin de l’année du Rat en 1912. La coutume au village était de laisser passer un laps de temps avant de déclarer une naissance, dans l’éventualité où l’enfant serait enlevé par les mauvais esprits… D’où ma date de naissance officielle, en avril 1913. » Trois mois pour résister aux « mauvais esprits » – ou pour les convaincre qu’on est des leurs, allez savoir. C’est sur un ton toujours enjoué que Ngo Van raconte son enfance, ses parents, son Grand Frère Septième, sa scolarité. Beau portrait que celui de Thay giao Dong, cet « Instit-le-Brave » qui règle les récréations au tam-tam, noie son ennui dans l’alcool de riz et déserte la classe pour aller jouer aux échecs. Là, dans son école du Petit-Marché, le jeune Ngo Van se familiarise avec les raclées à coups de tiges de goyavier et découvre, à l’occasion d’une visite de l’inspecteur Tuan, au « costume français impeccablement blanc », que la langue des maîtres n’est pas la sienne. À ses heures perdues, il fait un saut jusqu’à la pagode voisine, histoire de voir à quoi ressemble ce Bouddha que sa mère invoque aux jours de grand malheur, et échappe de peu à l’ascèse, au crâne rasé et à la copie des sutras. L’ataraxie, ce grand renoncement, nous aurait privé de la suite.
La suite, c’est d’abord l’étude du français dans le Larousse élémentaire, l’école cantonale de Thu Duc, la mort du père, le poids des notables villageois, le mur de l’argent, la prescience de l’injustice sociale et Saigon où Ngo Van trouve un emploi de commis aux écritures. Il a quatorze ans.
Après les études, il reste, parfois, un goût pour la lecture. Chez Ngo Van, le penchant confine à la passion. Pour Baudelaire et ses Fleurs du mal. Pour Richepin et sa Chanson des gueux. Pour Rousseau aussi. Force des mots en attendant mieux. Un autre livre marque alors Ngo Van : Une histoire de conspirateurs annamites à Paris ou la vérité sur l’Indochine, de Phan Van Truong. C’est à cette époque, écrit-il, que « je commence à suivre de plus près l’actualité des mouvements révolutionnaires clandestins ».
Brille alors de mille feux la belle figure de Nguyên an Ninh. Depuis 1923, avec son journal La Cloche fêlée – dont le titre est précisément emprunté à un poème des Fleurs du mal –, il affronte le pouvoir colonial et exhorte les jeunes à « quitter la maison de leurs pères » pour sortir de « l’ignorance épaisse » où les maintient l’obscurantisme. Plus tard, dix ans plus tard, Ngo Van aura le privilège de rencontrer l’éternel lutteur. Une seule fois et en maison centrale. Celui qui disait : « Le vaste monde appartient au vagabond », celui qui aimait Baudelaire, celui que les révolutionnaires marxistes considéraient, alors, comme un lac hau (un arriéré), Ngo Van nous le décrit admirablement en vieux sage et maître de littérature.
Dans les années 1930, en terre annamite, l’écho des combats portait loin. Les luttes, à la mesure de la détresse paysanne et de la surexploitation ouvrière, prenaient souvent une tournure insurrectionnelle. Ngo Van recense, « de mai 1930 à juin 1931 », « plus de cent vingt marches paysannes et plus de vingt mouvements de grève en Cochinchine ». À la tête des mouvements revendicatifs, on retrouve souvent « une poignée de révolutionnaires professionnels « retour de Moscou et de Canton ». C’est l’heure des agents du Komintern, celle du stalinisme conquérant. Il est minuit dans le siècle.
Initié à la clandestinité par Anh Già (Grand Frère le Vieux), Ngo Van, lui, penche pour le Ta doi lâp (l’Opposition de gauche) et se préoccupe, avec ses camarades, de construire le « parti de masse », plus ouvrier que paysan. En attendant, il organise les coolies et prône la constitution du cong hoi (syndicat). Contre toute attente, pourtant, staliniens et trotskistes vont, en cette période troublée, collaborer « dans une lutte commune contre les ennemis immédiats, pouvoir colonial et parti constitutionnaliste » et fabriquer ensemble un journal, La Lutte. L’expérience, cependant, ne dura pas au-delà de trois ans. Entre la Dê Tam (IIIe Internationale) et la Dê Tu (IVe Internationale), le combat sera alors sans merci.
C’est en prison que Ngo Van et ses amis apprendront la nouvelle du premier procès de Moscou. « Littéralement assommés, bouleversés par ces autoaccusations abjectes », ils assistent, impuissants, aux premiers effets de cette machine à terreur qui se met en place et où ses serviteurs autochtones singent Vychinski et traquent les « chiens enragés » trotskistes. Le deuxième procès de Moscou, celui du 23 janvier 1937, déchire l’Opposition de gauche trotskiste entre les partisans de l’unité d’action à tout prix avec les staliniens – délices et mystères de la dialectique – et les récalcitrants, mais la cause ne tarde pas à être entendue : les staliniens eux-mêmes règlent le clivage en décrétant que le trotskisme est désormais « l’agent du fascisme » international. Dès lors, Ngo Van va expérimenter au quotidien le sort de l’oppositionnel. De Saigon à Phnom Penh, tout est bon qui éveille les consciences. Le « bolchevik-léniniste » est une sorte de rédempteur. Dans le cas de Ngo Van, pourtant, le vent de l’histoire ne balaie jamais la vie, la belle vie, la vie simple, celle qui le fait s’extasier devant un gramophone susurrant des chansons françaises ou fumer une pipe d’opium avec son copain Diêt. La révolution, c’est aussi ça : un goût absolu de la liberté.
Et la roue tourne, entre « front ouvrier et paysan » contre la guerre et nouvelle inculpation pour « manœuvres subversives », entre assignation à résidence et tuberculose. Bientôt, à Saigon, derrière la cathédrale, on affiche un gigantesque portrait du Maréchal flanqué du slogan : « Un seul chef : Pétain ; un seul devoir : obéir ; une seule devise : servir. » « Ça sent la poigne », écrit Ngo Van. Ça sent la pourriture. Le temps est au repli. Aux Français succèdent, bientôt, les Japonais. Et la roue tourne encore, cette roue de l’histoire, broyeuse, que rien ne retient. L’armée japonaise capitule le 15 août 1945. Les troupes du Viêt minh entrent dans Saigon le 18.
« Entre deux feux », écrit Ngo Van. Le Viêt minh, d’un côté, avec son appareil stalinien, avec sa ligne de « libération nationale » négociée. L’impérialisme anglo-français, de l’autre. Au nord, à Hanoi, le Viêt minh a pris le pouvoir. Pour le garder, il est prêt à tout et, en particulier, à liquider toute tentative de révolution sociale, comme celle qu’entreprennent, au Tonkin, les 30 000 mineurs des Charbonnages de Hon gai-Cam en se proclamant commune ouvrière. L’espace est faible entre ces deux feux, très faible, et les appuis comptés. Le témoignage de Ngo Van est irréfutable : la situation fut bien révolutionnaire entre le 15 août et le 6 septembre 1945, date de l’arrivée de la Commission des alliés. Le Viêt minh et ses affidés organisèrent la contre-révolution, s’opposant à tout débordement, condamnant par avance toute velléité d’auto-émancipation des exploités, réprimant les plus résolus combattants du prolétariat.
Au retour des Anglo-français, les staliniens du Viêt minh espèrent toujours négocier avec l’impérialisme. Pour lui, l’ennemi à abattre, c’est le Viêt gian (le traître à la patrie) et la catégorie regroupe à la fois les trotskistes de la Ligue des communistes internationalistes, qui réclament l’armement du peuple, et, au-delà, les comités populaires naissants qui prônent la constitution d’une milice ouvrière – « une appellation inspirée de la guerre d’Espagne », note l’auteur – et appellent à l’insurrection. Dès lors, l’étau va se resserrer. « Dans un climat d’une telle violence, précise Ngo Van, une terreur succède à une autre terreur. » La guerre d’Indochine a commencé. Elle s’étendra au nord en décembre 1946. La ligne de conciliation du Viêt minh avec l’impérialisme a fait long feu. À Hanoi, les troupes françaises entrent « sans tirer un coup de fusil ». À Saigon, les revanchards de la bourgeoisie cochinchinoise, appuyés par les sbires de la Sûreté française, sèment la terreur. Terrorisme colonial et contre-terrorisme viêt minh : la spirale infernale s’est mise en place. Elle brisera tout ce qui ne se conforme pas aux deux systèmes d’oppression qui s’opposent par le feu. La constance des insoumis est telle, cependant – l’histoire l’a prouvé en maintes occasions –, qu’ils tiennent contre vents et marées, témoins sans faille des temps hostiles, d’une éternelle fidélité à leur cause, dans la faible lumière du jour ou dans la nuit clandestine : diffuser des informations, maintenir le contact, refuser de désespérer. À l’enseigne Tim Hoc (Recherches et études), Ngo Van tiendra tant qu’il le pourra, résistant aux deux terreurs, s’alimentant de la parole internationaliste et des livres qu’il recevra, parmi lesquels l’extraordinaire Planète sans visa, de Jean Malaquais. Il tiendra jusqu’à la limite du supportable, jusqu’au printemps 1948, où il s’embarquera vers d’autres horizons, entre mélancolie et remords. « De tous ceux qui avaient participé au mouvement d’opposition révolutionnaire et qui étaient demeurés au pays, il n’y eut presque aucun survivant », prévient-il, avant de le prouver en nous fournissant, en forme d’épitaphe de fin d’ouvrage, la longue liste des « amis » perdus.
Retenons pour finir la double leçon de ce livre. La première est tout entière contenue dans une anecdote : en 1991, c’est-à-dire hier, la famille de Bich Khê (1915-1946), instituteur et poète, traducteur du Retour d’URSS d’André Gide, décédé de tuberculose, se voit refuser par un bureaucrate de son village d’origine l’autorisation d’y ramener ses cendres au prétexte stalino-ubuesque que les os d’un tuberculeux pourraient polluer le village, surtout quand le mort était… trotskiste. La seconde leçon, c’est Nguyên van Nam, ami de Ngo Van, qui nous la donne : « Les partis dits ouvriers – en particulier ceux de type léniniste – sont des embryons d’État. Face à l’État bourgeois, ces partis préconisent l’antipouvoir, le contre-pouvoir. Mais c’est se gargariser de mots pour mieux tromper : tout pouvoir est coercitif, oppresseur… L’État est toujours l’État des exploiteurs. Parler de dépérissement de l’État, c’est mystifier les masses. Pour parvenir au non-État, il faut préconiser le non-pouvoir ; les conseils ouvriers pourraient représenter cette forme de non-pouvoir. »
Reste, dès lors, comme un passage de témoin, à défier la voix du Maître aux cent visages en restituant encore et toujours la « trace vivante » des anciennes révoltes contre l’ordre des choses. La leçon vaut plus que jamais sans doute. Comme cette perspective conseilliste libertaire à laquelle l’ami Ngo Van, métallo et fin lettré, ne cessa plus de se référer jusqu’à sa mort, en 2005.