L’enfer est pavé de bonnes intentions

mis en ligne le 14 mars 2013
1699PriseEcoloCher Rodkol, merci de ta lettre publiée dans un précédent Monde libertaire (n° 1693), car elle permet de préciser les choses.
Je n’insiste pas sur les graves lacunes que je relève d’un point de vue scientifique et politique quant à l’écologie et l’écologisme. Je regrette au passage que, comme tant d’autres, tu t’évertues à faire la confusion entre les deux : entre la science (l’écologie) et un mouvement d’idée ou d’action (l’écologisme) qui s’appuie (ou qui prétend s’appuyer) sur cette science. N’oublions pas que le totalitarisme rouge a toujours cherché à se légitimer au nom d’une science marxiste.
J’évacue également le désagréable. À un moment donné, après avoir cité mon article sur « Les petites mains vertes du capitalisme triomphant » (Le Monde libertaire n° 1680), tu poses en effet une série de questions commençant par « Peut-on pour autant nier les problèmes écologiques ? ». Est-ce que cela sous-entendrait que ce serait mon cas ? J’espère que non. De toute façon, tu peux chercher dans tous mes écrits, jamais je ne nie les problèmes écologiques, sachant qu’il faut bien s’accorder sur ce qu’on entend par « écologique ».
Car l’un des problèmes est que, de Hulot à Duflot en passant par Chirac (« la maison brûle ! »), Al Gore (le Déluge !), Hervé Kempf ou Serge Latouche, j’en passe, tout le monde est écolo. Ah, j’oubliais, le Parti communiste chinois s’est mis au « développement durable ».
Quant à prétendre que les anarchistes seraient les véritables écologistes, ou réciproquement, non seulement je ne le pense pas, mais je suis aussi persuadé qu’il s’agit d’une fausse piste entièrement favorable au capitalisme vert. Qu’il s’agit même d’une erreur identique à celle que les anarchistes ont commise à propos de la social-démocratie. C’est là-dessus que tu m’interroges à la fin de ton texte, et je vais essayer d’y répondre.

Socialisme autoritaire et capitalisme
Je crois que l’une des grosses erreurs du mouvement anarchiste et anarcho-syndicaliste a été de croire que le désaccord entre lui et l’option socialiste autoritaire reposait essentiellement sur une divergence de tactique et de stratégie. En gros, anarchistes et socialistes auraient les mêmes buts, mais ne partageraient pas les mêmes moyens : action directe d’un côté, action parlementaire et électorale de l’autre.
En fait, les anarchistes du XIXe siècle et jusqu’à la Révolution russe n’avaient pas vu (mais le pouvaient-ils à l’époque ?), du moins pas tous (l’exception étant probablement Bakounine), que le socialisme, ce socialisme-là mais d’une certaine façon le socialisme tout court, était une composante de l’évolution du capitalisme elle-même : par sa conception plus collective, organisatrice, planificatrice et intégratrice de l’économie et de la société. Donc intégratrice de la classe des travailleurs à leur propre domination et exploitation.
Cela a même permis d’instaurer les premières mesures environnementales. Car qu’est-ce que le mouvement hygiéniste du XIXe siècle (eau courante, tout-à-l’égout, salubrité des villes et de l’habitat, pasteurisation, etc.) sinon une action « écologique » avant la lettre et avant le Club de Rome ? Non seulement pour que les pollutions ne contaminent pas la bourgeoisie et ce qu’il reste de l’aristocratie (classe moins préoccupée du problème que la bourgeoisie), mais aussi pour qu’elles n’affaiblissent pas trop la classe ouvrière paysanne et la classe moyenne, celles et ceux qui assurent la plus-value par la production et la consommation.
Le fascisme brun ou rouge l’a en revanche bien compris. Le premier, national-socialiste, a puisé sans vergogne dans le socialisme, par son planisme et son corporatisme, le second par sa planification et sa bureaucratie, les deux par leur totalitarisme et leur étatisme. Ils sont cependant allés trop loin. Ce capitalisme d’État ne fonctionnait pas bien car il ne bénéficiait pas assez de la nécessaire adhésion du peuple à sa propre exploitation. Le nationalisme et ce qui va avec, la guerre, n’ont pas été des outils suffisants à long terme. Les marxistes chinois ont été les premiers à le comprendre. Il ne reste plus que la dynastie Kim et la Corée du Nord, soit dit en passant une merveille d’économie frugale.
À l’époque des disputes au sein de la Première internationale sur la tactique, la réponse n’était pas évidente. À part les plus convaincus ou les plus visionnaires, il manquait l’expérience de la pratique à grande échelle de ce socialisme soutenant l’État, donc le capital, et, de plus directement le capital lui-même. En outre, nonobstant les oppositions théoriques, marxisme ou pas marxisme, les socialistes de l’époque avaient une posture révolutionnaire, dans les discours, bien sûr, mais aussi parfois dans les actes, pour certains. Aujourd’hui, l’expérience est faite. Si elle n’a pas été intégrée dans toutes ses conséquences (combien ont encore voté pour Hollande, combien s’en mordent à nouveau les doigts, combien recommenceront ?), cela tient à d’autres facteurs dont je donnerai plus loin quelques aperçus.
Toute la gauche, tout le mouvement syndical, en demandant plus de miettes au capitalisme au cours des Trente Glorieuses, mais tout en refusant d’envisager sérieusement, vraiment, un autre système, se retrouvent maintenant coincés. Car les grands capitalistes, désormais hégémoniques, et leurs corollaires, les États, refusent de payer les retraites, le système de protection sociale qu’ils ont concédés et de maintenir les salaires. Les bureaucrates syndicaux des années précédentes ont tiré des traites sur les « générations futures » en sachant que le système ne voudrait pas et ne pourrait pas payer à terme. Car, effectivement, capitalistes et États sont très endettés, et ils veulent faire payer l’ardoise aux salariés.
Bref, croire que la gauche était généreuse et animée de bonnes intentions revient à se tromper du tout au tout à partir du moment où cette gauche refuse de changer le système et se contente d’essayer d’amoindrir les contradictions de celui-ci.
Attention, il ne s’agit pas de la pseudo-alternative qu’ont forgée Lénine et consorts entre réforme et révolution (ce qui ne les a d’ailleurs jamais empêchés de participer, si nécessaire, à la mascarade électorale). Cette prétendue opposition est en réalité un excellent moyen pour eux de saper toute tentative d’amélioration à la base, autonome et fédérée, car elle confie au parti, c’est-à-dire à sa direction, c’est-à-dire à son chef éclairé, le soin de mener le putsch.

Le paradoxal soutien des écologistes
Dans cette évolution du capitalisme et de l’étatisme, les socialistes sont actuellement en plus ou moins bonne posture. Les communistes autoritaires sont discrédités, ou encore bien vivants mais là-bas, loin (Chine, Corée du Nord, Vietnam, Laos, Cuba). La social-démocratie est complètement convertie au libéralisme (néo- ou pas). Il reste donc une place de prétendant à prendre. C’est exactement ce que font les écologistes.
Certes, ils procèdent à partir d’autres bases philosophiques que le socialisme : non pas le progressisme hérité des Lumières ou de la Révolution française, mais ce naturalisme intégriste que j’ai pointé, même si des courants – comme celui de Noël Mamère en France – essaient de jongler entre ces deux traditions. De leur côté, les gauchistes essaient d’assaisonner la théorie marxiste d’écologisme, quitte à chercher – pathétiquement – dans Marx ce qui en fait un pionnier de l’environnementalisme.
Mais le résultat entre socialisme et écologisme est similaire : intégration dans l’appareil d’État, développement d’une technobureaucratie, maintenant verte (l’écolocrature), rôle du parti et de son élite, utilisation d’une base impotente, complice ou naïve, compromissions de plus en fortes, abandon de certains principes trop gênants (le pacifisme, par exemple), acceptation du cirque politico-médiatique, déplacement des problématiques (on parle moins des pollutions qui touchent directement notre santé, beaucoup plus du « réchauffement climatique »).
L’adhésion est obtenue par une pression sur le peuple, l’angoisse, l’alarmisme, le catastrophisme, la peur qui est le mode par excellence de domination de toutes les formations autoritaires (la religion en tête, historiquement). L’appel au « respect de la nature » n’est pas exempt de contradictions en tout genre. Par exemple, le frontiste Gollnisch apostrophe une député verte en affirmant que, lui, il est vraiment respectueux de la nature puisqu’il s’oppose à la procréation médicalement assistée. Le Front national est aussi contre les OGM : cela ne gênerait-il pas, ne faudrait-il pas se poser quelques questions ?
C’est dans le même piège analytique et programmatique que les anarchistes ne doivent pas tomber vis-à-vis de l’écologisme. Il faut se poser la question : l’écologisme de la fin du xxe siècle ne serait-il pas, pour le capitalisme du XXIe siècle, le même facteur d’évolution que le socialisme des XIXe et XXe siècles ?
Si l’on répond oui, les conséquences deviennent tout autres. Les désaccords entre anarchistes et écologistes ne se situent donc pas seulement sur un plan tactique ou stratégique (élections : pour ou contre), mais sur le fond. D’ailleurs les choses ont été très rapides sur le plan tactique puisque, depuis la théorie du « parti antiparti » et de la « politique autrement » prônée par la Grüne Petra Kelly au cours des années 1980, on se paie désormais des ministres écolos qui soutiennent l’envoi de troupes pour, comme George W. Bush, « lutter contre le terrorisme ». L’écologie mène à tout, n’est-ce pas ?

Les anarchistes : de vrais écologistes ?
Une partie du courant écologiste partage un certain nombre de préoccupations avec les anarchistes sur l’autonomie, la gestion des ressources, le partage, la justice, l’horizontalité, la convivialité… Le fait que, dans toute sa supposée spontanéité, il ait souvent, bien souvent, parfois délibérément, oublié l’histoire et l’expérience anarchistes est une question qui interpelle. Pourquoi une telle amnésie ? J’en donnerai ici deux raisons.
La première tient dans la faiblesse au cours des années 1960 et 1970 de l’anarchisme, qui s’explique par le stalinisme, l’hégémonie marxiste dans le courant contestataire, la piste suicidaire du marxisme libertaire, ainsi que les propres insuffisances d’un anarchisme souvent sclérosé, donc une marginalisation qui a provoqué son occultation.
Ajoutons qu’en adhérant à l’opposition léniniste entre réforme et révolution, les anarchistes se sont souvent privés de réalisations autogestionnaires, même avec leurs limites au sein du système actuel. Ils se sont remis à la préparation d’un Grand soir d’autant plus reculé qu’il les plaçait du côté des insurrectionnalistes léninistes, et même dans les pratiques syndicales quotidiennes puisque, inconsciemment, ils adaptaient leur logiciel (et parfois leur méthode avec la politique du pire).
La confusion fut maximale et beaucoup plus dangereuse quand certains furent fascinés par les Brigades rouges et autres avant-gardes gauchistes dont la lecture du moindre texte théorique, sans parler de leurs pratiques autoritaires, devait suffire à dessiller quelques yeux (attention, certains marxistes de la multitude cherchent à remettre le couvert…).
La seconde raison repose sur le soubassement philosophique et politique de l’écologisme : le naturalisme intégriste qui ne veut surtout pas entendre parler de la façon dont les anarchistes posent les problèmes et qui se contrefout de leurs expériences historiques (révolutions russe et espagnole), ne serait-ce que parce que ce naturalisme nie la lutte des classes et qu’il est infesté de religion. La question de dieu, de la religion, de la théocratie et de la théologie est d’ailleurs un excellent moyen de rentrer dans le cœur des débats avec les écologistes. Gaïa ou bien la Nature n’aurait-elle pas remplacé Dieu (ou Allah, etc.) dans les sociétés industrialisées ?

L’histoire repasse-t-elle les plats ?
En conclusion, ne refaisons pas la même erreur. Ne croyons pas que l’écologisme constitue une branche tactiquement mal placée du combat émancipateur, mais correcte dans son essence, comme les anarchistes l’ont pendant longtemps cru de la gauche et du socialisme. Reposons la question de la finalité, du pourquoi, de quelle société voulons-nous précisément.
Rappelons-nous aussi que Marx s’est toujours bien gardé de définir la société communiste qu’il appelait de ses vœux, sauf sur deux points qui n’ont rien de mineurs : le rôle de l’avant-garde, avec son parti (communiste), et l’étatisme plein pot.
Définir ce que nous voulons, ce n’est pas écrire un catalogue de la société future utopique à la virgule près, mais dessiner les modalités les plus précises possible de l’anarchie (et non plus seulement de ce que nous ne voulons pas). Par exemple : économie monétaire ou pas ? Et quelle monnaie ? La société idéale sera-t-elle une extension des SEL ou des Amaps ?
Dans les combats immédiats, au-delà de la nécessaire résistance, il faut analyser avec précision la logique du système pour comprendre les évolutions. Ainsi l’aéroport de Notre-Dame-des-Landes n’est-il pas seulement le caprice d’un élu politique porté au pouvoir, comme le voudraient certains slogans rapides sur « l’Ayraultport », mais il traduit le besoin logique d’une économie capitaliste qui doit faire tourner sa machine dans un certain sens.
NDDL ou TAV ne sont d’ailleurs pas incompatibles avec le capitalisme vert qui progresse un peu partout car l’évolution du capitalisme n’est pas linéaire, elle est composite. Ce qui fait qu’il y a des alliances entre les chrétiens-démocrates (tiens, tiens…) et les Grünen en Allemagne ! Qu’il y a des ministres écolos dans le gouvernement de Jean-Marc Ayrault ! Et qu’ils doivent défendre les mines d’uranium au Niger et… au Mali, à Faléa par exemple !