Gène égoïste, gène généreux ? La biologie dans tous ses états

mis en ligne le 14 mars 2013
Quelle que soit la façon de le raconter, Darwin semble irrévocablement associé à la théorie « moderne » de l’évolution biologique. Il n’est pas une personne non avertie qui n’établisse d’ailleurs un synonyme entre « darwinien » et « évolutif ». Et, cependant, ce n’est pas faire injure au grand-père de la biologie que de rappeler que c’est Jean-Baptiste Lamarck qui, entre 1799 et 1801, a posé que la diversité biologique résultait de l’évolution des adaptations. Même Lyell applaudissait encore cinquante ans plus tard en écrivant à Darwin « la théorie lamarckienne que vous avez développée », tant l’idée d’évolution s’est rapidement diffusée au cours du XIXe siècle. Loin de constituer un acte fondateur, l’ouvrage De l’origine des espèces en est plutôt l’aboutissement.
Qu’importe. L’évolution est un fait biologique qui s’est largement imposé après les travaux de Lamarck et la « sélection naturelle » est une explication sur les manières dont la biodiversité s’est répandue. Pourtant, le récent livre de Joan Roughgarden Le Gène généreux, traduit cette année en France, jette un drôle de pavé dans la mare.

Une biologie de l’égoïsme
Car le Darwin dont on parle est plutôt une création publicitaire. Les insuffisances flagrantes du livre de Darwin ont été laborieusement corrigées depuis des années maintenant. En quelque sorte, Darwin a été réinventé par les néodarwinistes, qui ont peu à peu incorporé des théories contradictoires à l’intérieur de ce paradigme dominateur. En effet, dès le début, les critiques de la « sélection naturelle » sont légion. Par exemple, quel est donc le « grand sélectionneur » puisque la sélection ouvre si bien la porte aux créationnistes ? Clarifiant cette théorie du tri, Wallace préfère le terme de « sélection du plus apte » dès 1859.
Folâtrant avec un eugénisme évident, « la théorie moderne de l’évolution » (aussi nommée « théorie synthétique ») est en fait un néodarwinisme élaboré entre 1940 et 1960. Ce corpus théorique intègre la théorie de l’information génétique (prudemment définie par Oswald Avery) à la théorie de la sélection naturelle esquissée par Darwin et Wallace (le tri des meilleurs). L’évolution est, depuis lors, perçue comme un cirque de gladiateurs dont seuls les plus adaptés sortent vivants. La « preuve » qu’ils sont les meilleurs, c’est qu’ils ont survécu (ils ont été sélectionnés) et peuvent donc se reproduire. Tautologie imparable.
C’est ici qu’intervient Richard Dawkins. Avec sa théorie du « gène égoïste ». Dawkins pousse à fond le curseur néodarwiniste qui stipule que l’objectif ultime des êtres vivants serait de propager leurs gènes. L’évolution passe ainsi de l’individu au gène. Car ce sont les gènes les plus efficaces, les meilleurs qui utilisent les êtres vivants, comme des hôtes pour se reproduire indéfiniment, affirme Dawkins. Donc, le gène est égoïste, il est la clé de l’évolution, les corps vivants en sont ses instruments.
En dépit de ce réductionnisme éprouvant et de l’anthropomorphisme de sa conception, Dawkins jouit d’une incroyable célébrité auprès du monde scientifique. Il est notamment fameux pour avoir clamé son athéisme. Pourtant, que l’athéisme soit une condition de la pensée critique n’avait pas échappé à bien des biologistes comme D’Holbach dès le XVIIIe siècle et la plupart des évolutionnistes du XIXe. Mais, d’où provient cet égoïsme inhérent au néodarwinisme ? Il découle de l’hypothèse que les individus sont naturellement des forces concurrentes, des adversaires à trier mortellement, des rivaux dont l’extinction révèle la valeur des autres. Avec Dawkins, l’égoïsme est devenu intrinsèque, génétique. Bref, le gène est fondamentalement égoïste et il poursuit son itinéraire évolutif à travers une concurrence acharnée.

Une contre-offensive de la générosité
Contre cette théorie, voilà que Joan Roughgarden publie au contraire que le gène est généreux. Elle en appelle à un « darwinisme coopératif ». Les gènes ne peuvent pas être égoïstes, dit-elle, puisque les individus doivent travailler ensemble. Que serait le nid du rouge-gorge (bâti instinctivement grâce au gène) s’il ne favorisait pas à la fois le mâle et la femelle, énonce-t-elle. Étayant ses hypothèses sur des modèles mathématiques, l’auteur affirme donc que l’évolution dépend de la coopération et expose son argumentaire en dénonçant nombre d’insuffisances de la théorie actuelle. En revanche, à l’opposé de l’athéisme avisé de Dawkins, Roughgarden milite curieusement pour une harmonie entre « la foi chrétienne » et le travail scientifique.
Roughgarden n’est évidemment pas la première à s’émouvoir du caractère très réactionnaire et eugéniste du néodarwinisme dominant. Rappelez-vous. Dès 1902, répertoriant des espèces dont les interactions sont positives, Kropotkine avait déjà souligné combien « l’entraide » pouvait s’avérer un puissant « facteur d’évolution ». Pour ma part, je trouve que ces critiques s’inscrivent très bien dans les débats nécessaires pour dépasser l’horizon néodarwiniste qui révèle, de plus en plus, ses limites. Mais, là où le bât blesse, c’est que l’argumentaire de Roughgarden reste peu convaincant bien qu’il paraisse très sympathique. Car comment s’effectuerait cette sélection de plusieurs êtres vivants ensemble. Roughgarden semble en appeler à une sorte de « sélection de groupe ». Il faudrait encore trier entre ceux qui apprécient de fonctionner ensemble et ceux qui le refusent. Le néodarwinisme l’affirme, la sélection est le tri des meilleurs et cela laisse peu de place à un « darwinisme coopératif ». Voilà pourquoi le travail pourtant très documenté de Roughgarden me parait voué à l’échec. En proposant une théorie rivale du « gène égoïste », mais en restant à l’intérieur du paradigme néodarwiniste, Roughgarden essaie de prouver l’importance des rapports entre individus, mais échoue à proposer un mécanisme sélectif crédible.
D’ailleurs, comment le darwinisme pourrait être coopératif ? La question est : « Est-ce que l’égoïsme est présent dans la nature ou est-ce, parce que nos sociétés sont convaincues de sa valeur sélective, que l’égoïsme y est découvert ? » Fondamentalement puisé dans les idées de la concurrence et du capitalisme victorien, le néodarwinisme constitue un système de pensée quasi indiscutable qui légitime naturellement la concurrence et la cupidité du rapport marchand. Ce qui en fait la force est précisément qu’il coïncide parfaitement avec les idées dominantes, qui sont évidemment les idées des dominants.

Pour une pensée critique de l’évolution
C’est seulement en se sortant du système du néodarwinisme qu’il serait possible d’élaborer une nouvelle pensée critique de l’évolution biologique. Mais les publicitaires du néodarwinisme ont édifié au moins trois séries de défense. La première affirme que si Darwin était si réactionnaire, c’est parce qu’il vivait avec les idées de son temps et que cela n’aurait pas influencé sa pensée scientifique. Or, ce temps était aussi celui des Louise Michel et des Élisée Reclus. Le second argument est plus pernicieux encore, la sélection naturelle serait une force dont résulte un succès reproducteur différent selon les individus, c’est la « fitness ». Les gènes encore présents sur la planète sont ceux des individus qui ont réussi à se reproduire. On passe donc de l’égoïsme actif de la concurrence à une sorte d’égoïsme diffus des gènes. Mais alors, pourquoi persister à utiliser le terme « sélection naturelle » si l’évolution dépend strictement de la seule « reproduction différentielle » ? Il y a là un tour de passe-passe. Enfin troisièmement, le néodarwinisme prétend incorporer la quasi-totalité des théories de l’évolution biologique, quand bien même celles-ci seraient contradictoires avec sa propre base, comme les critiques de Gould sur l’adaptation par exemple. « La théorie de l’évolution a évolué », clament les néodarwinistes, sauvant ainsi le soldat Darwin de l’ensemble des critiques qui leur sont adressées.
Loin de constituer un enjeu immatériel du neutralisme scientifique, la théorie biologique participe de plus en plus clairement à fonder la part « naturelle » des choses. Les réactionnaires ont toujours réussi à tirer des énoncés normatifs à partir des descriptions de la biologie. Pour lutter contre cette invasion de la biologie la plus réactionnaire, j’invite chacun à prendre en considération ceux des récents travaux scientifiques, certes encore marginaux, mais qui sont en passe de révolutionner la théorie de l’évolution et de modifier le sens qu’ont pris certaines convictions, telles que le rôle de la concurrence ou la vitalité des meilleurs.
Comme recherche incessante de lucidité sur la vie, la science est grande, la science est belle. Qu’elle soit parcourue d’idéologies réactionnaires comme tous les pans de ce vieux monde, ou que sa technique se mette sans scrupule au service de la cupidité des marchands, c’est cela qu’il faut dépasser. Il est absolument nécessaire qu’une éducation populaire analyse comment les idéologies les plus douteuses sont progressivement légitimées par des présentations a priori scientifiques.
Qu’il soit généreux ou égoïste, il faut surveiller le gène et critiquer la biologie.

Thierry Lodé