Du Coca-Cola comme carburant des tronçonneuses

mis en ligne le 4 avril 2013
« Coca-Cola, partenaire de vos émotions. » Rarement slogan publicitaire aura été plus vrai. Des centaines, peut-être des milliers de syndicalistes et de paysans colombiens peuvent en jurer. Ou plutôt pouvaient en jurer, car les émotions qu’ils ressentirent grâce à Coca-Cola, leur partenaire, furent les dernières. Coca-Cola, partenaire d’émotions mortelles ? On sait que la dissolution d’une dent humaine en une nuit dans un verre de Coca-Cola est une légende urbaine ; alors quoi d’autre ? L’huile de benjoin ou l’huile de néroli (cela fait longtemps que la recette de Coca-Cola n’est plus secrète) 1 se seraient-elles avérées plus toxiques que du venin de mamba ? Non. Dans les années 1990 et 2000, les travailleurs des usines d’embouteillage de Coca-Cola en Colombie eurent l’étrange idée, le blâmable caprice, de se syndiquer. De même les livreurs et les chauffeurs de camions du savoureux rafraîchissement. Coca-Cola est une entreprise magnanime. Elle eut donc la bonté de prévenir ces syndiqués qu’elle considérait leur action d’un mauvais œil, et que, pour leur santé future, il vaudrait mieux abandonner toute idée de syndicat, de revendication et autres utopies dangereuses. Certainement poussés par les vipères du communisme international, les syndicalistes, les livreurs, les syndiqués persistèrent. Mal leur en prit. Les Aigles noirs (las Aguilas Nergas), leur firent bientôt comprendre que, toujours, le péché reçoit son châtiment. Les lectrices et lecteurs du Monde libertaire, au fait du peu de popularité des syndicats auprès des gangs paramilitaires sud-américains, ne seront pas surpris d’apprendre que syndiqués et syndicalistes moururent promptement d’un empoisonnement foudroyant au plomb. Un des rares syndicalistes survivants a déclaré qu’« être syndicaliste en Colombie, c’est marcher avec sa pierre tombale sur le dos ». Cette histoire prouve bien la magnanimité de Coca-Cola. Car les Aigles noirs se contentèrent d’abattre syndiqués et syndicalistes : une mort rapide, presque sans douleur. D’ordinaire, les Aigles noirs infligent des morts moins pétillantes. L’un de leurs blasons représente en effet deux tronçonneuses croisées. Les Aigles aiment, par goût de l’effet théâtral, débarquer dans un village, tronçonneuses au bras. Si le village ne leur a rien fait, et ne doit être massacré que par pure nécessité politique, pour envoyer un signal fort, on ne découpe les corps des victimes à la tronçonneuse qu’après leur mort. Si le village, ou un seul villageois, a manifesté quelque impertinence, les Aigles noirs jugent divertissant de découper les paysans vivants.
On a reproché à Coca-Cola ce style un peu cavalier de gestion des ressources humaines. Mais, outre que Coca-Cola a eu beau jeu de répondre que, chez eux au moins, on ne taillait pas à la hache dans le personnel, la compagnie a surtout affirmé que cela ne la concernait pas. En effet, Coca-Cola a été l’une des toutes premières entreprises à profiter des charmes de l’« outsourcing » : la sous-traitance, vraie ou fausse, en français. Coca-Cola ne fournit que le sirop. La boisson complète, sirop, plus eau, plus bulles, plus sept morceaux de sucre par cannette, est fabriquée par des embouteilleurs, officiellement indépendants. Donc, ce n’est pas la faute de Coca-Cola ! Cette défense pleine de fraîcheur a été utilisée contre bien d’autres accusations. Par exemple, plusieurs usines d’embouteillage de Coca-Cola en Inde ont choisi, histoire de primes et d’exemptions d’impôts, de s’installer dans des zones arides. Oui, arides, sans beaucoup d’eau. Pour obtenir leur eau, ces usines modernes ont creusé des puits modernes (très profonds, pompes colossales), dans les nappes aquifères de ces régions. Les petits paysans des alentours, pour avoir de l’eau (s’ils le peuvent !) se voient contraints de creuser des puits, profonds non de deux mètres, mais de trente. Chose à la portée, nul n’en doute, des crève-la-faim du Bihar. Quant aux petits paysans dont les nappes aquifères ont été complètement asséchées par Coca-Cola, que boivent-ils ? Vous avez deviné, ils boivent du partenaire d’émotions.







1. thisamericanlife.org/radio-archives/episode/427/original-recipe/recipe