Le deuil impossible

mis en ligne le 4 avril 2013
La loi dite de « concorde civile » a été initiée par Abdelaziz Bouteflika après son élection et votée à une large majorité le 8 juillet 1999 par des parlementaires qui n’ont pas l’habitude, en Algérie, de faire montre de beaucoup d’autonomie… Elle a été ensuite plébiscitée – 90 % des votants – par un référendum le 16 septembre de la même année par des Algériens qui voulaient mettre un terme à la décennie noire, dix ans de guerre civile qui ont fait des dizaines de milliers de victimes.
Plébiscite certes, car quel citoyen pourrait voter contre la paix et la concorde civile ! Cette loi a été complétée ou parachevée par un nouveau référendum sur « la Charte pour la paix et la réconciliation nationale » en 2005 qui prévoyait le pardon pour tous ceux qui déposaient les armes dans la mesure où ils n’avaient commis ni crimes de sang, ni viols, ni attentats à l’explosif dans des lieux publics.

Après la décennie noire
Les effets ont été immédiats : plusieurs centaines d’islamistes ont été libérés, des milliers d’autres ont quitté les maquis et tous ont regagné villes et villages. Au préalable, ces repentis devaient passer devant des comités de probation afin de vérifier qu’ils remplissaient les conditions prévues par la loi. Dans la hâte de mettre un terme au conflit (et surtout, pour le pouvoir, d’engranger les bénéfices politiques), tous les islamistes ont été blanchis à tel point que les Algériens, avec leur humour noir habituel, en concluent que personne n’a tué, violé ou commis d’attentat et que la décennie noire devait être un mirage. Sans travail effectif permettant de faire sourdre la vérité sur la période, les parents des victimes sont dans l’incapacité d’effectuer leur deuil. Mais, de plus, la concorde civile n’a pas mis fin à la violence. Il n’y a pas une semaine en Algérie où un accrochage entre forces de l’ordre et islamistes, un enlèvement, un attentat ne fassent la une des journaux. Avec son arrogance habituelle, le gouvernement n’admet que l’existence d’un terrorisme résiduel.

L’impossible retour au village
Le nouveau film de Merzak Allouache, El Tayeb (Le Repenti), revient sur cette difficile période en l’incarnant, en lui donnant chair à travers le récit de Rachid, un jeune qui quitte le maquis. Le film s’ouvre sur un homme qui court dans un paysage désertique – les hauts plateaux – où va se dérouler le récit ; il court : fuit-il ses compagnons
d’armes ? Le spectateur n’en saura rien et il ignorera tout de son passé de combattant. Il ne saura même pas si Rachid se repentit et de quoi. à aucun moment du film, Rachid ne cherchera à s’expliquer ou à se justifier. Le ton général est donné d’emblée. Merzak Allouache pose des questions et renvoie les spectateurs à leur propre conscience pour formuler les réponses.
Dans son village, l’hostilité est trop grande. Des parents de victimes du terrorisme veulent lui faire la peau car, toujours présente, la haine menace de dégénérer en violence. Cette hostilité est renforcée par son mutisme. Pour véritablement être un repenti, encore faut-il exprimer un regret sincère de ses actes. Rachid comme les autres « repentis » se tait et blesse par son silence les victimes et leurs proches qui attendent une parole claire. Il est vrai aussi que ces victimes ne lui laissent guère de temps pour s’exprimer…
Mais en Algérie (ou ailleurs, sous d’autres latitudes), le processus de retour à la paix est contrarié par des combattants barricadés dans leurs certitudes et nullement repentis qui continuent de revendiquer la légitimité de leurs actes tout en les déréalisant par l’usage systématique des euphémismes de la communication politique : ainsi, ils ne parleront pas d’attentat mais d’action, d’assassinat mais d’opération, de victimes mais de dommages latéraux, etc. Enfin « repenti » appartient au vocabulaire religieux et implique la reconnaissance d’avoir commis un péché, et donc d’avoir offensé Dieu. Or, précisément, ces fous de Dieu ont égorgé, violé, assassiné en son nom et ont été bénis par leurs imams. Comment se sentiraient-ils coupables si ce n’est d’avoir échoué ?

La fuite en ville
Rachid part donc dans la ville la plus proche où il va tenter de reprendre une vie normale. Mais est-ce simplement possible ? Le commissaire lui trouve, certes, un emploi dans un bar où le patron ne porte pas pourtant les islamistes repentis ou pas dans son cœur et ne manque pas de lui faire sentir : ce sont les personnages du récit qui le jugent et non Allouache. Après tout, ces jeunes embrigadés peuvent être aussi considérés comme des victimes : la question mérite d’être posée. Rasé, Rachid (Nabil Asli) retrouve la belle gueule qu’il avait dans Harragas, autre matérialisation du désespoir de la jeunesse. Pour autant, il ne peut regarder les jeunes filles que de loin et surtout pas les toucher… En quelques plans furtifs, Merzak Allouache dit la détresse affective de ces jeunes et Rachid devient le petit frère perdu d’Omar Gatlato (son premier film en 1976).
En retour, le commissaire passe un marché avec Rachid car tout se monnaye et parce qu’il le tient. « Ta vie est entre mes mains », ne manque-t-il pas de lui rappeler. Ce marché est conclu au téléphone mais en quels termes, le spectateur ignorera tout de son contenu concret. Tout le film va fonctionner sur ce mode : distance du réalisateur et absence de réponse par une utilisation systématique des ellipses qui évitent d’expliciter les situations. Cette distance ne signifie pas pour autant que le réalisateur se place dans une position de juge suprême : toute sa filmographie témoigne de son engagement et de son courage politique. Mais, malgré les hiatus, le spectateur va devoir reconstituer peu à peu les pièces du puzzle. Rachid possède quelque chose « vendre » au pharmacien de la ville qu’il entend monnayer. Car il a un besoin pressant d’argent pour quitter l’Algérie où il n’a plus sa place.

Un dénouement esquissé
Il faudra attendre cependant la dernière partie du film et l’arrivée de Djamila, la femme du pharmacien qui l’a quitté pour aller vivre à Alger, pour que le spectateur dispose de tous les éléments.
La fin du film s’inscrit dans la même veine : ouverte et posant plus de questions que n’offrant de réponses. Elle est tournée en plan très large et resitue l’action dans la campagne algérienne (contradiction insupportable entre nature paisible et horreur humaine ?) mais son éloignement ne permet pas de distinguer les protagonistes dont on sait qu’ils vivent une situation terrible à cause de la bande-son : coups de feu nourris. Cette fin en un plan ne coûte presque rien donc et permet de boucler le modeste budget d’Allouache qui ne bénéficie d’aucun soutien.

Incertitudes
Le spectateur devra faire appel, une dernière fois, à son imagination pour reconstituer la tragédie sans être assuré d’être dans le vrai. De ce fait, il pourra sortir de la salle avec le sentiment légitime d’être frustré par un réalisateur qui ne lui offre aucune certitude. Par ce choix exigeant de mise en scène, Merzak Allouache se refuse à toute manipulation et laisse aux spectateurs leur liberté et leur libre arbitre : Le Repenti, ou la parfaite antithèse d’Argo. En contrepartie, on peut être assuré que Merzak Allouache n’obtiendra pas d’oscar, ce dont il doit se contrefoutre, mais, malheureusement, également, que les spectateurs ne se rendront pas en foule pour voir ce beau film intelligent et rigoureux. Et c’est bien dommage car, grâce à sa mise en scène humaniste, Le Repenti parvient à faire ressentir, avec justesse et finesse, le sentiment d’une grande partie de la population algérienne pour qui les motivations et les raisons profondes de ce conflit horriblement meurtrier restent largement incompréhensibles. Et comment faire son deuil sans recours à l’explication ?