Francisco Ferrer : une éducation libertaire en héritage

mis en ligne le 28 mars 2013
Sylvain Wagnon signe un nouvel ouvrage 1 sur Francisco Ferrer. Il ne s’agit pas d’une nouvelle biographie du pédagogue anarchiste, mais d’une tentative réussie visant à nous donner quelques clés de compréhension de « l’homme foudroyé » et de son œuvre pédagogique. Il s’agit de mieux percevoir Ferrer dans une triple dimension et de mieux mesurer « quel pédagogue, quel anarchiste et quel libre penseur » (p. 7) il fut, en évitant le piège du « pédagogisme » qui consisterait à découpler l’action éducative de Ferrer de son activité de révolutionnaire. L’auteur rappelle à maintes reprises les liens étroits du pédagogue avec le milieu libertaire, afin d’éviter, comme ce fut le cas après son assassinat par les sabreurs et les curés, une récupération de Ferrer en le transformant en icône républicaine, en un simple « progressiste laïc » (p. 136). En effet, si Ferrer ne fut pas toujours anarchiste lorsqu’il le devint, aucun doute n’est permis quant à son engagement sur ce terrain. À preuve, ces liens avec les Français Malato, Grave, Charles-Ange Laisant… ou les Espagnols Anselmo Lorenzo ou Tarrida del Marmol… dont la fréquentation fut sans doute déterminante, ou encore sa participation aux côtés des anarcho-syndicalistes à la fondation du journal Huelga General (Grève générale). Journal dont le titre rappelle le choix tactique d’une très large part du mouvement anarchiste ibérique.
Sylvain Wagnon souligne à plusieurs reprises, en s’appuyant sur les textes de Ferrer, en particulier ceux de La Escuela moderna, quelques caractéristiques de sa pédagogie, largement héritière de la pensée de Paul Robin et de l’orphelinat de Cempuis dont Ferrer se réclame sans ambigüité. Comme Robin, il prône une pédagogie intégrale du cerveau et de la main visant à faire des individus équilibrés, une pédagogie de la raison et de la science afin de lutter contre toutes les superstitions, celles des églises et celles des états fussent-ils républicains, une pédagogie de la distance critique, du libre examen permettant à chacun de se choisir un destin et de faire « œuvre de soi-même » dans le cadre d’une école « hors des pouvoirs étatique et théocratique » (p. 13). En d’autres termes hors « de la saleté catholique [qui] domine l’Espagne » (p. 19) en ce début du XXe siècle. Mais l’école libertaire n’a pas vocation non plus à devenir une « pouponnière d’anarchistes » (p. 79) car elle se refuse à toute forme d’endoctrinement visant à former « l’homme nouveau » imaginé par les utopies autoritaires.
L’auteur rappelle avec force à plusieurs reprises trois traits fondamentaux du projet éducationniste libertaire dans lequel le projet de Ferrer s’inscrit. à savoir : l’articulation étroite entre la pédagogie et l’émancipation sociale, l’éducation étant considérée comme un des leviers essentiels de la transformation révolutionnaire de la société ; projet éducatif holiste qui ne s’arrête pas à l’enfant mais qui s’adresse à toute la société, l’école moderne est de facto « un système » puisque s’y développent aussi une maison d’édition, des conférences dominicales (pour les adultes), des bibliothèques et des espaces pour les associations ouvrières. Bref, une sorte de « maison du peuple » (p. 57) ; une pratique internationaliste avec la création et l’organisation d’une Ligue internationale de l’éducation rationnelle et de son organe de presse L’École rénovée (p. 97). Enfin, Sylvain Wagnon afin de réfuter certaines critiques de Ferrer pédagogue qui de fait ne pratiqua jamais comme « éducateur » dans l’école moderne qu’il créa, réaffirme avec justesse qu’il fut surtout un créateur d’espace pédagogique où sa pensée pouvait être mise en œuvre. Il rappelle aussi que la pensée Ferrer en matière d’éducation aurait pu être davantage élaborée et peut-être aboutir s’il n’avait pas été fusillé en 1909 dans les fossés de Montjuich.
Si j’ai surtout évoqué Ferrer pédagogue, une large place de l’ouvrage est consacrée à des facettes moins connues de son existence comme son exil en France, son analyse clairvoyante de l’école républicaine, son engagement (critique) dans la franc-maçonnerie spéculative tant en France qu’en Espagne, sa militance néomalthusienne, là encore dans la proximité de Robin car pour les deux hommes « la limitation des naissances pourrait offrir aux enfants des classes les plus défavorisées les conditions les plus aptes d’existence et d’épanouissement individuel » (p. 43). Enfin, s’il faut retenir quelque chose chez Ferrer, c’est cette recherche permanente de « convergence du combat social et du combat pédagogique » (p. 154). Ce livre est donc un bon moyen de découvrir tous les aspects de la vie et du parcours d’un militant du républicanisme à l’éducationniste anarchiste.
Le texte de Sylvain Wagnon est clos par une très complète bibliographie des écrits de Ferrer et des sources utilisées. Mais l’ouvrage ne s’arrête pas là. Il se poursuit par une nouvelle et précieuse traduction française intégrale de La Escuela moderna (L’École moderne) due à Veronica Bouzas Gonzales qui permettra aux lecteurs de se faire une idée personnelle sur l’œuvre pédagogique et sociale de Francisco Ferrer et d’exercer ainsi son droit et son devoir de libre examen.









1. Wagnon S., Francisco Ferrer, une éducation libertaire en héritage, éditions ACL, Lyon, 2013, 294 pages, à Publico, 18 euros.