La banalité du mal

mis en ligne le 18 avril 2013
Présenté dans de nombreux festivals, le film a reçu un excellent accueil aussi bien de la part du public que des critiques. Lors du dernier Festival du film d’histoire de Pessac en novembre dernier, Hannah Arendt a été plébiscité obtenant le prix du jury et celui du public ! Avec un scénario (coécrit avec Pamela Katz) resserré mais extrêmement élaboré (quatre ans de travail !), Margarethe von Trotta a choisi un tournant dans la vie d’Hannah Arendt : les années 1960-1964. À sa demande, William Shawn, le directeur du prestigieux journal The New Yorker, l’envoie couvrir le procès d’Eichmann à Jérusalem après que le Mossad a capturé en Argentine, ce responsable de la solution finale. Dans la scène d’exposition, on assiste à l’enlèvement d’un homme ordinaire sur une route de campagne puis, après une coupe franche, le spectateur découvre une femme écoutant de la musique dans un appartement confortable : les deux protagonistes sont réunis dès l’ouverture du film et leurs destins sont désormais liés. À son retour, Hannah Arendt livre cinq articles au New Yorker avant de les publier sous le titre : Le Procès à Jérusalem. Le sous-titre, Rapport sur la banalité du mal, va aussitôt engendrer une polémique qui ne s’est toujours pas éteinte. On estime que plusieurs centaines de livres, plus de 2000, ont été consacrés à cette controverse.

Le vide de la pensée
C’est qu’avec Le Procès à Jérusalem Hannah Arendt apporte sa réponse à la question essentielle du XXe siècle : comment la barbarie nazie a-t-elle pu naître et se développer en Allemagne ? Soit au cœur de l’Europe des Lumières qui a placé l’idée de progrès aussi bien intellectuel que technique au centre de sa conception du monde, et qui a prétendu ensuite incarner la notion même de civilisation au point d’avoir voulu l’imposer aux autres continents à travers la constitution des empires coloniaux.
Pour y répondre, Arendt a forgé le concept « banalité du mal », qui n’a pas fini d’inquiéter la réflexion sur le monde. D’emblée, cette formulation apparaît comme un oxymoron en ce début des années 60 alors qu’on mesure toute l’étendue de l’horreur inédite, exceptionnelle dans l’histoire humaine, perpétrée par le nazisme et qui prend le nom de Shoah. Or, lors du procès, Arendt, comme bien des observateurs, qui est confrontée pour la première fois à un responsable du génocide, constate qu’Eichmann n’est pas un monstre. Elle ne peut donc se réfugier dans le réconfort (c’est elle qui le dit) procuré par la monstruosité et doit chercher plus loin. Eichmann est un homme très ordinaire qui peut même être enrhumé. Mais cet homme a renoncé à lui-même (à ce qui le constitue en être humain), qui s’est déshumanisé en se refusant de penser ce qu’il faisait. Et c’est son adhésion au nazisme, projet totalitaire par excellence, qui l’a construit ainsi en coupant ses liens aux autres pour lui substituer le lien unique au Führer et en lui faisant perdre le sens des mots et du monde en adoptant la langue du IIIe Reich (cf. LTI – Lingua Tertii Imperii ou Langue du IIIe Reich de Viktor Klemperer, 1947). « Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés » et « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal », avait-elle déjà écrit dans Les Origines du totalitarisme, publié en 1951. Elle trouve dans Eichmann confirmation de ses conclusions formulées une décennie avant le procès. Pour elle, la crise de la culture est donc à l’origine du mal absolu en ce qu’elle aboutit à un homme déshumanisé car dépolitisé. La dépolitisation, comme non-appartenance à la cité, implique le refus de penser par soi-même, de juger en conscience et d’assumer, in fine, la responsabilité de ses choix et de ses actes.
Pour donner corps (au sens propre) à la dispute, les deux scénaristes entourent la philosophe de contradicteurs et de soutiens. En premier lieu, la relation entre Arendt et son mentor Martin Heidegger est traitée en quelques flashbacks. Ce grand philosophe qui a fortement influencé la pensée du XXe siècle a manqué totalement de discernement avec le nazisme. Dès lors, la relation entre refus de la pensée et genèse de la barbarie s’en trouve fortement complexifiée car la finesse d’esprit de Heidegger ne l’a en rien protégé. Rappelons qu’à la conférence de Wannsee en janvier 1942, qui a décidé la solution finale et dont Eichmann a assuré l’organisation matérielle, sur les quinze participants, représentants des appareils de l’État nazi, six étaient docteurs en droit, un en science politique et un en philosophie… De plus, bien que parfaitement consciente des compromissions de son maître, amant puis ami, Arendt n’a jamais rompu avec lui.

Banalité du bien et philosophie
Au présent de la diégèse, Hannah a à ses côtés son époux, Heinrich Blücher, son amie, Mary McCarthy, qui la soutiennent et une jeune assistante dévouée, Lotte. Elle est interprétée par Julia Jentsch qui a incarné Sophie Scholl en 2005 dans Sophie Scholl – Die letzten Tage de Marc Rothemund. Par cet effet d’intertextualité, la présence de Julia-Sophie rappelle aussi l’existence de la banalité du bien qui fut incarnée par tous les résistants au cœur du IIIe Reich, des plus célèbres aux plus humbles comme ces femmes qui manifestèrent en pleine guerre à la Rosentraße pour obtenir la libération de leurs conjoints promis à la déportation et auxquelles Margarethe von Trotta a consacré un film en 2003. La figure emblématique de Sophie dit surtout que la soumission à l’autorité ne cesse qu’en présence d’une forte conscience qui permet de distinguer entre bon et mauvais, entre bien et mal, entre coupable et victime et de ne pas tout confondre.
Outre le talent de la réalisatrice complètement investie dans son projet, le défi a été relevé grâce à l’interprétation formidable de Barbara Sukowa, double-complice de la cinéaste, qui déborde d’énergie. Présente de bout en bout du film, elle incarne véritablement la philosophe. Dans la dernière séquence d’anthologie notamment qui dure sept minutes : ayant refusé de quitter l’université avant d’avoir donné son dernier cours, Hannah Arendt pénètre dans un amphi plein à craquer et captive son auditoire par un discours fondamental sur la nécessité de penser. Avec son accent allemand rugueux, Arendt-Sukowa pose avec force que penser signifie distinguer, hiérarchiser, prendre parti. Enfin, en revoyant (avec grand plaisir) Barbara Sukowa, on se souviendra qu’elle incarna également Rosa Luxemburg sous la direction déjà de Margarethe von Trotta en 1986. La réalisatrice fait preuve d’une grande cohérence politique en établissant ainsi la connexion entre ces deux grandes figures. Lien essentiel car Arendt admirait Luxemburg et adhérait à sa critique conjointe du léninisme et du système parlementaire libéral : « La liberté d’opinion est une farce si l’information sur les faits n’est pas garantie », écrivait justement Hannah Arendt dans Vérité et politique. Au grand dam, évidemment, des libéraux, lesquels cherchent à récupérer Hannah Arendt. En vain. Car, en tant que parangon de la libre pensée, Hannah Arendt est définitivement et irrémédiablement irrécupérable.
En faisant de la philosophie (politique) un sport de combat passionnant, Margarethe von Trotta a réussi pleinement son pari et réalisé un film opportun qui donne à penser.