Oxymore ou euphémisme

mis en ligne le 9 mai 2013
« Intelligence économique » : ces mots étranges forment-ils un oxymore ? C’est-à-dire une figure de style qui rapproche un substantif et un adjectif contradictoires, comme chez Gérard de Nerval : « le soleil noir de la mélancolie ». Certes, rapprocher le mot « intelligence » d’un mot bien proche d’« économiste » n’est guère flatteur pour ces derniers. Car même les enfants à la maternelle savent que rien, sauf un militaire, n’est plus bête qu’un économiste.
Il s’agit donc plutôt d’un euphémisme : une figure de style émoussant ce qui pourrait s’avérer désagréable. Combien, ici, de désagréments à émousser ? Trois. En effet, l’intelligence économique vise à intégrer en un tout harmonieux et cohérent : l’espionnage ; la dissimulation ; le mensonge.
L’espionnage : l’intelligence économique optimise (langage d’économiste) la collecte d’informations effectuée par une entreprise, un service de renseignements, un gouvernement. Cette collecte utilise plusieurs techniques. Les unes légales : lecture des journaux, blogs, catalogues, sites. Les autres douteuses : achat ou rassemblement d’informations sur la Toile, grâce à Google, Amazon, Facebook, Visa, etc., afin de reconstituer des profils personnels et de déceler des tendances collectives. D’autres enfin illégales : écoutes, vidéosurveillance, corruption, etc. Ces données nourrissent des modèles mathématisés, répondent à des objectifs précis et en génèrent de nouveaux… Les méthodes du renseignement militaire à la portée du directeur de PME !
La dissimulation : l’intelligence économique exige la protection des données sensibles : conséquences des accidents nucléaires ; contrats avec des pays ensoleillés tels que la Birmanie ; nombre de suicides d’employés en un an, etc. La dissimulation repose d’abord sur la sécurité physique : systèmes d’accès intégrés tels que caméras, badges, lecteurs d’empreintes digitales, etc. ; communications encryptées ; enceintes protégées ; destruction sélective d’archives… Puis sur la propriété intellectuelle, les clauses de confidentialité dans les contrats, les enquêtes avant recrutement, la restriction de la diffusion interne de l’information. On ne négligera pas le contre-espionnage en interne, destiné à débusquer maladroits, bavards et vendus ; filatures, écoutes, interception de correspondance électronique, souricières, provocations, tout est bon.
Le mensonge. Le mot officiel est « influence ». Pas comme dans « trafic d’influence », qu’allez-vous chercher là ? Le mot « influence » recouvre : la publicité ; les ex-relations publiques devenues communication ; la fourniture aux médias d’articles et de reportages ostensiblement favorables, ou ostensiblement neutres et discrètement favorables, ou ostensiblement défavorables mais de façon si sotte qu’on pousse les gens à apprécier ce que l’on semble dénigrer ; les rumeurs, calomnies, ballons d’essai, faux scandales destinés à cacher les vrais, débats inutiles destinés à esquiver les débats dangereux, pseudo-événements destinés à avoir lieu le jour où les événements embarrassants auront lieu ; l’usage de mots-masques, tels que « externalisation de la production » pour licenciements ; le gonflage d’épouvantails, telle la vaste campagne menée depuis deux ans sur les périls de la dépendance des personnes âgées, destinée à préparer le terrain à aux assurances vieillesse privées remplaçant la retraite publique ; l’intoxication, soit la fabrication délibérée de fausses informations, voire de fausses informations secrètes destinées à lancer l’adversaire sur une fausse piste. L’influence comprend encore la corruption directe de scientifiques, de journalistes, de juges, de bureaucrates, de politiciens. Ou indirecte : voyages d’études ; commandes de rapports ou de discours ; nomination à des postes rémunérateurs ; contributions aux campagnes électorales. Les manuels d’intelligence économique s’élèvent contre ces pratiques, façon élégante d’indiquer au lecteur qu’elles lui sont utiles.
Les anglophones auront remarqué le faux ami qui préside au nom de cette discipline : « intelligence », dans « intelligence économique » équivaut à « Intelligence Service » : le renseignement, pas l’agilité intellectuelle. Le renseignement, c’est d’abord guerrier. D’ailleurs, en France, nous avons une école de guerre économique. Voilà qui vous pose une nation, n’est-ce pas ? Le logo de l’école de guerre économique est une flèche. Martiale, phallique et orientée à droite. Cette flèche transperce une roue dentée ; on est économiste et ingénieur. À l’intérieur de la roue dentée se dresse un pion de jeu d’échecs ; on est intelligent. Ce fer de lance de nos victoires économiques futures a été fondé par deux patriotes. Un consultant un peu barbouze, Christian Harbulot, et M. Pichon-Duclos, général de son métier. Vu le glorieux passé militaire de la France depuis un siècle, la chose serait comique, si elle n’était atterrante. Que le capitaliste soit un loup pour l’homme, on le savait. Qu’il considère à présent que l’activité économique dans son ensemble est une guerre donne un sens nouveau à une vieille expression, la lutte des classes.