Le film noir des ouvriers du cinéma

mis en ligne le 6 juin 2013
1709ManoloProloQuand on parle cinéma, comme quand on parle littérature, on a souvent tendance à oublier que, à l’instar de toute industrie, il y a derrière ces productions dites culturelles des travailleurs qui, comme partout, sont soumis à des rapports d’exploitation et de domination. La dernière édition du célèbre Festival de Cannes a décerné sa Palme d’or au réalisateur Abdellatif Kechiche pour son film La Vie d’Adèle. Encensés de toute part par la presse, la télé, les critiques et autres experts ès bons goûts, le cinéaste et ses deux actrices – Léa Seydoux et Adèle Exarchopoulos – étaient, dimanche 26 mai, sur un petit nuage. Il en était en revanche tout autrement pour les techniciens qui, pendant plus de cinq mois, ont bossé sur ce film, comme l’a révélé jeudi 23 mai le Syndicat des professionnels des industries de l’audiovisuel et du cinéma (Spiac-CGT), qui a publié sur son site Internet un communiqué dénonçant les conditions très difficiles dans lesquelles a été tourné le film primé. Le syndicat a d’ailleurs été rejoint par l’Association des techniciens et ouvriers du cinéma et de l’audiovisuel du Nord-Pas-de-Calais (Atocan), laquelle a tenu à préciser que, « si ce long-métrage devait devenir une référence artistique, nous espérons qu’il ne devienne jamais un exemple en termes de production ». Retour sur une exploitation…

Des salariés volés
Outre les embauches de figurants « à l’arrache, au coin d’une rue » (Le Monde, édition Internet du 24 mai 2013), outre une armée de stagiaires (les travailleurs expérimentés auraient été jugés « trop formatés » – plutôt trop chers ?), plusieurs journées de boulot ont été « oubliées » lorsqu’il s’est agi de payer les techniciens… D’autres journées ont été payées sur la base d’un huit heures alors qu’elles s’étaient étalées sur plus de… seize ! Poussant le cynisme jusqu’au bout, du bénévolat aurait même été proposé, au motif que le simple fait de bosser pour un réalisateur aussi fameux était un salaire ô combien suffisant !

Harcèlement moral
Un salarié a également affirmé que, en dehors de ces entorses au droit, il y a également « eu du mépris pour les conditions de travail, pour le repos de l’équipe, et sa vie privée » et a confirmé, avec consternation, qu’il « n’avai[t] jamais vu ça ». Le communiqué du Spiac-CGT abonde en ce sens, précisant que certains techniciens ont abandonné « en cours de route, soit parce qu’ils étaient exténués, soit qu’ils étaient poussés à bout par la production, ou usés moralement par des comportements qui, dans d’autres secteurs d’activités, relèveraient sans ambiguïté du harcèlement moral ».

Rapplique quand on appelle !
« Les gens ne savaient pas le vendredi soir s’ils allaient travailler ou non le samedi et le dimanche suivants », écrit le Spiac-CGT dans son communiqué. Et, en effet, plusieurs salariés dénoncent des changements de planning brutaux au dernier moment. Certains, alors qu’ils étaient en jour de repos ou en pleine nuit, ont même reçu des SMS ou des mails leur annonçant que leur présence était requise… Enfin, le syndicat affirme également qu’il y aurait eu « des incitations à faire des trajets automobiles dans des délais tels que les personnes en charge de ce travail devaient rouler à plus de 180 km/h ».

L’enjeu de la convention collective
Cette dénonciation sans appel n’intervient pas non plus dans n’importe quel contexte et s’inscrit pleinement dans la lutte que mène la CGT pour une convention collective étendue du cinéma. Ratifiée en janvier 2012 par nombre de syndicats de salariés, dont le Spiac-CGT, elle est, pour l’heure, rejetée par beaucoup de syndicats de producteurs. C’est que le texte exige une réglementation pour le montant des minima sociaux, le paiement des heures supplémentaires et du travail de nuit et du dimanche, ce qui, pour les producteurs, rendrait impossible la réalisation de nombreux films… Autrement dit : producteurs et réalisateurs doivent pouvoir s’asseoir sur le Code du travail au nom d’une créativité qui sonne surtout « rentabilité ».
Ce traitement des techniciens et des ouvriers de l’industrie du cinoche n’est pas sans rappeler celui des petites mains du secteur de l’édition, et notamment des correcteurs : salaires ridicules (parfois en dessous du smic), contournement du salariat par des statuts désavantageux, cadences infernales, travail déguisé sous forme de tests rémunérés, etc. À lire les réactions sur le Net suite au grand déballage du Spiac-CGT, on comprend pourquoi les travailleurs de ces industries peinent tant à faire reconnaître leurs droits : aux yeux de beaucoup, les traitements les plus indécents sont légitimes lorsqu’il s’agit de la sacro-sainte culture.