Marat : l’anarchie comme révolution permanente

mis en ligne le 27 juin 2013
1712MaratParmi les figures de la Révolution française postulant au statut de précurseur de l’anarchisme, Marat (1743-1793) fait un très bon candidat. La question fut abordée autrefois par Vovelle 1 et mérite d’être posée. Mais encore faut-il savoir de quel Marat l’on parle. Car nombreux sont ceux qui ont proposé leur propre interprétation de ses idées, de son activité de journaliste et d’homme politique. Chez Guérin 2, sa lutte obstinée contre Jacques Roux et les Enragés est une tâche indélébile qui prouve appartenance au camp bourgeois : peu à peu « robespierrisé » suite à son élection à la Convention en septembre 1792, rallié aux Jacobins, il aurait trahi son propre idéal de défense du peuple. Le jugement est sévère, mais cohérent : ce Marat tardif – assassiné en juillet 1793 – apparaît tiédi par rapport à ses positions antérieures.
Ironiquement, il n’est pas anodin que les historiens cherchant à le réhabiliter et à le dédouaner des accusations d’appel à la violence s’attardent volontiers sur les textes de cette époque 3. Mais l’on ne saurait nier qu’il existe bien une facette modérée de Marat. Celui-ci ne cache pas son admiration pour Montesquieu 4 et se montre parfois favorable à un régime représentatif où la séparation des pouvoirs serait un garde-fou. Autant dire qu’il n’y a rien ici qui puisse retenir l’attention des anarchistes. Pourtant, dès 1774 et la parution de l’ouvrage fondateur Les Chaînes de l’esclavage, se dessine un autre personnage : un disciple de Machiavel et de La Boétie dénonçant la tyrannie et dévoilant les mécanismes d’asservissement du peuple. Ce Marat-là, plus stimulant, resurgit de 1789 à 1792 dans les pages virulentes du journal L’Ami du peuple. Deux thèses clés y sont développées : le pouvoir, par essence, tend inévitablement au despotisme ; le peuple, pour enrayer cette évolution, doit rester méfiant, en éveil, dans un état de révolution permanente.
Ce sont des idées dont l’anarchisme peut légitimement hériter, à condition de les distinguer de l’interprétation marxiste trop restreinte qui en été faite. Tout d’abord, La question du caractère intrinsèquement néfaste du pouvoir, et donc de tout régime étatique quelle que soit sa forme, est centrale chez Marat. Au fil des attaques qu’il mène dans L’Ami du peuple contre les ennemis de la Révolution, il affiche un profond pessimisme quant à la nature humaine. Face à des gouvernants toujours tentés par le despotisme, par la corruption et les abus, le peuple se révèle faible, prompt à s’assoupir ou à se laisser distraire par les fêtes et les mensonges. Désespérant souvent des citoyens, Marat déplore ainsi tant la tendance spontanément tyrannique des élites que la servilité instinctive des dominés. Ceux-ci, en dehors de brèves irruptions de colère débouchant sur des révolutions, se font trop facilement endormir, s’habituant docilement à être gouvernés. Le temps qui passe – et la résignation liée à l’acceptation des traditions – sont alors les meilleurs alliés des despotes.
On retrouve donc chez Marat l’influence de la critique rousseauiste du gouvernement, dont la simple existence menace la liberté. Cela ne concerne pas que le pouvoir exécutif mais aussi les assemblées législatives : on lit dans L’Ami du peuple des charges très dures contre les députés à la Constituante puis à la Législative. Loin d’échapper au caractère corrupteur du pouvoir, les représentants sont accusés de trahir le peuple, d’entraver la Révolution ou d’obéir secrètement au roi et à ses ministres. Qu’il s’agisse de Mirabeau, Lafayette, Sieyès, puis de Brissot et des Girondins, Marat s’en prend inlassablement à ceux qu’il juge indignes de leur mandat. Et leur duplicité n’est pas accidentelle. Face à une grande majorité de députés égoïstes, vénaux ou contre-révolutionnaires, rares sont les « patriotes », les vrais défenseurs du peuple capables de résister à la nocivité intrinsèque de leur fonction.
Dès lors, il est logique qu’aucun régime ne trouve grâce aux yeux de Marat. Et ce rejet sans distinction de toutes les formes de pouvoir est un aspect novateur de sa pensée. Dressant en juillet 1792 un bilan très négatif de la Révolution, il affirme que dans le « théâtre de l’État », les « décorations seules ont changé » depuis la fin de l’Ancien régime. Ce sont « les mêmes acteurs, les mêmes masques, les mêmes intrigues » qui animent le monde politique 5. Dans un premier temps, la proclamation de la République et son élection à la Convention ne changent d’ailleurs pas cette opinion : dès septembre 1792, Marat réitère ses attaques contre les députés et prévient que l’effondrement de la monarchie ne prive pas le peuple de « nuées d’ennemis » 6. Ainsi la simple existence d’un corps de gouvernants – qu’ils soient royalistes ou républicains – suffit à menacer la liberté des citoyens.
Cette idée est anarchiste. Avec elle, Marat tire un trait sur deux millénaires de réflexion sur la meilleure forme possible à donner à l’État, lui-même classé en différents régimes (monarchie, oligarchie, république, etc.) en fonction du nombre de dirigeants, de leurs vertus supposées ou de leur respect de la loi. Ces nuances héritées des philosophes de l’antiquité grecque ne sont pour lui que les divers modes d’organisation du despotisme. Peu importe que les gouvernants soient là par la voie de la conquête, de l’héritage dynastique ou de l’élection ; peu importe qu’ils gouvernent de façon légale ou arbitraire : l’existence même d’une séparation avec les gouvernés et de lieux spécialisés dans l’accaparation du pouvoir (les ministères et assemblées) suffit à déclencher l’évolution inexorable qui conduit à la trahison et à la tyrannie. Saint-Just, lors des débats houleux sur le procès royal, prononce en novembre 1792 une célèbre formule : « on ne peut point régner innocemment » 7, entendant par là qu’un roi est automatiquement coupable du simple fait de son statut. Marat, lui, est allé bien plus loin et aurait presque pu dire : « on ne peut point gouverner innocemment ».
Vu sous cet angle, quel que soit le régime, le pouvoir est condamnable par essence. D’où une seconde idée chez Marat : la nécessité d’une surveillance perpétuelle des gouvernants par le peuple. Il prône une méfiance de tous les instants visant à repérer puis à éliminer les ministres ou les députés corrompus par leurs fonctions. Que ce soit par le mandat impératif, par la mise en place d’un tribunal révolutionnaire ou par la révolte armée – il admet l’usage de la violence politique – les citoyens doivent résister à ceux qui veulent en faire des esclaves. Cela passe aussi par le droit de désobéir à la loi, expression insidieuse du despotisme. S’opposant à Condorcet 8, Marat doute qu’une constitution protège mieux les individus que sous l’Ancien régime. Ce n’est à ses yeux qu’une technique sournoise d’asservissement.
Ces divers éléments – la surveillance continuelle des gouvernants et le droit de désobéissance – forment la théorie maratiste de la révolution permanente. Celle-ci ne doit pas être négligée par les anarchistes sous prétexte de son appropriation marxiste. On le sait, il s’agit à l’origine d’une thèse élaborée par Marx après l’échec de la Révolution allemande de 1848 : en situation insurrectionnelle, le prolétariat doit s’allier avec la bourgeoisie pour l’inciter à radicaliser ses buts et l’empêcher de stopper trop tôt le processus révolutionnaire. La classe ouvrière doit ainsi contrer les tentatives de clore la phase contestataire avant même que ses revendications aient été satisfaites. Renouant en 1884 avec cette idée, Engels fait de Marat son inspirateur. Mais il l’inscrit dans une perspective qui en limite considérablement la portée et atténue l’ampleur qu’on lui découvre dans les pages de L’Ami du peuple.
Chez les marxistes, la révolution n’est pas véritablement « permanente ». Ou du moins, elle ne l’est que dans l’attente de la société sans classe. Ce n’est donc qu’un moyen – simple phase de transition – appelé à durer s’il subsiste un risque contre-révolutionnaire mais devant être ensuite abandonné. Le marxisme, en effet, énonce sa propre version du « meilleur régime » : un monde parfait et réconcilié, aboutissement ultime du progrès historique, où la contestation s’épuiserait d’elle-même. Car pourquoi persister à se révolter si l’idéal a été atteint ? Mais cette projection d’une « fin de l’histoire », que Merleau-Ponty appelait à juste titre une « idéalisation de la mort » 9, n’a rien de très réjouissant pour les anarchistes. C’est le rêve d’une société totalement immobile et intemporelle, sorte de paradis pétrifié sans « en dehors » où l’élément décisif de la dialectique – celui de la négativité, du rejet des certitudes propres à une époque, des lois et coutumes en vigueur – est voué à disparaître. Ce rêve, ou plutôt ce cauchemar, ne saurait être le nôtre. Or, la pensée maratiste, loin de soutenir un tel projet, propose en fait une toute autre façon de considérer la révolution permanente. Pour Marat, le salut du peuple n’est possible que si le processus contestataire ne se stoppe jamais : celui qui veut « terminer la révolution » doit être soupçonné de vouloir stabiliser les institutions à son profit, de rétablir l’obéissance servile au pouvoir et d’endormir les citoyens. Et seuls l’éveil, l’insatisfaction continuelle et la traque incessante de l’autorité là où elle tente de renaître permettent de contrecarrer ces velléités. La révolution est alors permanente parce qu’elle ne s’arrête pas et ne laisse jamais place au confort, au respect aveugle des lois ou à la confiance dans d’éventuels gouvernants. C’est ce modèle d’une société anarchiste que dessine L’Ami du peuple : une société qui ne se prétend pas incontestable, où la critique ne s’estompe pas et dont l’état d’esprit révolutionnaire – le refus de l’ordre institué, la réticence envers la tradition et l’immobilisme – est le principe fondateur 10.
Ce Marat-là, qui ne dura lui-même qu’un temps avant de se trahir en se modérant, nous dit que l’anarchisme est incompatible avec le rêve d’une société parfaite et immuable : aucun régime ne peut légitimement terminer la révolution. Le pouvoir menace toujours de resurgir, même dans une association adossée à des principes antiautoritaires. Et il serait naïf de croire le contraire. Dès lors, la méfiance maratiste n’est pas superflue ni temporaire car elle garantie la liberté. Non seulement parce que la lutte contre les résurgences autoritaristes est sans fin – ce combat là ne s’achèvera jamais – mais aussi parce qu’une société anarchiste se plaçant hors de portée de la contestation serait indigne de ses propres valeurs et tomberait dans les mêmes travers que les autres régimes. Ce que nous apprend Marat, c’est que la révolution n’est pas un moyen ou une transition, mais une fin en soi.



Erwan
Groupe Louise-Michel de la Fédération anarchiste




1. Michel Vovelle, Marat, textes choisis, Paris, Éditions sociales, 1963.
2. Daniel Guérin, Bourgeois et bras nus, Paris, Gallimard, 1946.
3. Jacques de Cock, « Marat, Prophète de la Terreur ? », Annales historiques de la Révolution française, n° 300, 1995, p. 261-269.
4. Il écrit un Éloge de Montesquieu en 1785.
5. Jean-Paul Marat, Œuvres, Paris, Décembre-Alonnier, 1869, p. 205.
6. Ibid., p. 235.
7. Saint-Just, Opinion concernant le jugement de Louis XVI, Œuvres, Paris, Prévot, 1834, p. 7.
8. Cf. Le Monde Libertaire, n° 1710.
9. Maurice Merleau-Ponty, Les Aventures de la dialectique, Paris, Gallimard, 1955, p. 285. Toutefois la notion de « révolution permanente » lui semble une alternative peu crédible dans un cadre marxiste.
10. C’est ce qu’explique Patrice Rolland, qui voit dans la pensée de Marat un obstacle à la fondation d’un ordre politique stable. Ce constat est péjoratif chez cet auteur qui ne cache pas son anti-maratisme. Cf. « Marat, ou la politique du soupçon », Le Débat, n° 57, 1989, p. 112-130.