François Béranger, un cri libertaire d’actualité

mis en ligne le 18 septembre 2013
1715BerangerUne voix contestataire
Chansonnier – se définissant ainsi –, protestataire emblématique des années 1970, François Béranger, chanteur libertaire, a disparu voilà dix ans. Boudé par les médias, il remplissait les salles d’un public fidèle partageant ses colères contre les injustices. Avec des mots simples, une musique aux accents rock, blues, parfois latino-américains, un langage parfois cru, alliant dérision, humour et tendresse, il dénonçait un système qui exploite et broie. À ceux qui le défendaient, il clamait : « Vous n’aurez pas ma fleur, celle qui me pousse à l’intérieur… » Face à l’inertie, il se demandait : « Quand allons-nous cesser d’être témoins. »
De sa voix grave, il nous parlait des laissés-pour-compte, des opprimés. Ses expériences, son regard aiguisé sur le monde, ses révoltes, ses convictions libertaires l’inspiraient. Ses coups de gueule faisaient simplement du bien à ceux luttant pour une société égalitaire. En toute humilité, il leur disait : « Si poète il y a, c’est dans les combats qu’il se trouve, dans les combats des p’tits matins, dans les lendemains qui déchantent. »

Héritier des combats des ouvriers
Issu d’un milieu ouvrier, François Béranger est né le 28 août 1937 à Amilly, dans le Loiret. Son enfance à Suresnes, dans la banlieue ouest de Paris, est d’abord celle d’un fils d’ouvrier tourneur aux usines Renault-Billancourt et d’une mère couturière. La famille a du mal à joindre les deux bouts ; son sort s’améliore, le père dirigeant un centre de jeunesse : elle s’installe à Boulogne.
Ce père, chrétien, est résistant durant l’occupation nazie. Il fait passer dans la zone sud des enfants juifs. C’est aussi un syndicaliste actif. À la Libération, il est élu député de la Nièvre du Mouvement républicain populaire (MRP). Son parcours a marqué son fils François.
À travers ses textes, le fils porte aussi la voix du père, même s’il ne partage pas tous ses points de vue. Lui, le libertaire, est contre un système de dirigeants, élus ou non. Dans sa chanson Magouilles Blues, il dénonce le jeu de dupes des élections. Pour lui, l’État, « c’est ce grand truc mystérieux qui fait que les gens ne sont pas heureux ». Il n’a pas participé à la fête de l’élection de François Mitterrand, en 1981, pensant à l’affirmation de Louise Michel : « Le pouvoir est maudit. »
Étant passé lui-même par l’usine, il est sensible à ce que vivent les prolétaires auxquels il est attaché, comme en témoigne son Internationale :
« Pendant l’été soixante et onze,
après une boucherie sans nom,
un vieux militant communard
écrivit cette chanson.
Ça nous semble aujourd’hui bien ringard
de chanter ainsi ses idées. C’est dans le sang qu’ils traçaient leurs mots ;
et de leurs mots
naissait l’espoir. »
En effet, bien que réussissant ses études, et encouragé par ses parents à se cultiver, l’adolescent choisit, à 16 ans, de travailler chez Renault. Là, il prend conscience des inégalités liées à la naissance et perpétuées par la société.
Il a la chance de pouvoir s’extirper de l’usine. Ayant pris goût, dans sa famille, aux chants, il intègre, avec des amis, la Roulotte, une troupe itinérante aux modalités d’expression multiples. Les lieux de spectacle sont à l’image de sa sensibilité et de ses révoltes : prisons, villages, cités de banlieues, maisons de retraite…

De la guerre d’Algérie à Mai 68
La guerre d’Algérie marque un point d’arrêt. En 1958, à sa majorité (21 ans), il est affecté dix mois à Berlin ; puis il passera dix-huit mois en Algérie, aux transmissions. Durant sa seule permission, il se marie. Avec sarcasme, il remercie l’armée « pour m’avoir ouvert les yeux sur la réalité du monde ».
À son retour, il est paumé, traumatisé. Ceux qui avaient été plongés dans cette horreur guerrière pouvaient emprunter ses mots : « Quand on me relâche, je suis vidé, je suis comme un petit sac en papier. » La naissance de sa fille Emmanuelle le remet sur pieds.
Après un nouveau mais rapide passage chez Renault, il obtient un poste à l’ORTF (ancêtre de l’audiovisuel public) et s’essaie à différents métiers de la radio et de la télévision. Mais, face aux événements politiques, après le choc de la guerre d’Algérie, des chars soviétiques à Bratislava, mai 1968 vient titiller ses espoirs.
Le libertaire, l’homme intègre, n’aime pas les amalgames tels que « CRS-SS ». Les SS, il sait ce qu’ils ont été. Toutefois, porté par ce printemps dont il partage les aspirations, il ressort sa guitare et compose, prêtant ainsi ses mots aux contestataires. Un ami remet une de ses cassettes à la directrice artistique de CBS. Et, en 1969, il sort son premier 45 tours, Tranche de vie. Il y évoque toute l’absurdité d’une vie tracée de prolétaire, de l’enfance à la prison, mêlant à sa trajectoire celles d’autres humains. Il exprime le manque de liberté ressentie par la jeunesse. En 1973, Il préfère une petite maison de production, moins commerciale, l’Escargot ; puis, peu de temps chez RCA, il s’autoproduit.

Des mots pour dire les maux
Durant les années 1970, toute une génération voit en lui un porte-parole. Il chante « ce qu’il a sur le cœur » et « comme on a les mêmes choses sur le cœur », on est nombreux à remplir ses salles de spectacle, dans les fêtes politiques de gauche, dans les comités ouvriers, lors du soutien à Libération, ancienne formule. Avec son humour corrosif, il parle de la misère, du colonialisme, de l’exclusion, de la famine, dénonçant l’univers du fric, l’égoïsme, la société de consommation, le racisme. Ses paroles touchent les soixante-huitards en deuil du changement social qu’ils avaient espéré et tous ceux engagés dans des luttes. Durant cette période, il enregistre quatorze disques et fait une centaine de concerts par an.
Après douze années sur les routes, il s’interrompt sept ans. Il reprendra de manière épisodique en 1989. En 2001, il sort un album Profiter du temps, titre prémonitoire puisqu’il décède le 14 octobre 2003. Peu avant sa mort, il enregistre un album consacré au répertoire de Félix Leclerc.
Ces textes n’ont, malheureusement, pas pris une ride. Comme lors d’un concert en 1998, Il pourrait encore avoir honte que sa chanson sur les immigrés, les sans-papiers – Mamadou m’a dit –, écrite en 1976, soit toujours d’actualité. Nous pouvons encore nous insurger : « On a pressé le citron, on peut jeter la peau. […] Ils ont froid à la peau et encore plus au cœur. Là-bas, c’est la famine et ici la misère. Et comme il faut parfois manger et puis dormir dans les foyers taudis, on vit dans le sordide. […] Et puis un jour la crise nous envahit aussi. Qu’on les renvoie chez eux. »
En 1982, un an après la victoire des socialistes, n’ayant jamais pensé qu’ils réduiraient les inégalités, il chante : « Le changement, c’est quand ? » Une question qui nous taraude…
Et, sous un gouvernement socialiste, nous pouvons fredonner : « Je vois dans le filigrane de la vieille photo jaunie, derrière vos vieilles bécanes, défiler tous vos acquis. Toutes les générations, têtues, jamais vaincues, leurs luttes contre l’oppression, le Front popu, la Sécu. Mais la photo s’obscurcit. Vos victoires sont bafouées. Le monde regarde, suffoqué, revenir la barbarie. En avant pour le grand bond en arrière ! »
Aujourd’hui, de sa « grosse voix », il chanterait encore contre la misère et contre le discours dominant qui veut nous faire croire qu’il n’y a plus de classes sociales. Il s’inquiéterait de la passivité ambiante et appellerait, encore, à la révolte…

Agnès Pavlowsky
Groupe Claaaaaash de la Fédération anarchiste