L’art brut préféré aux arts culturels

mis en ligne le 12 septembre 2013
1714ChaissacNe ratez pas l’expo Chaissac-Dubuffet au Musée de la Poste : « Entre plume et pinceau ». Les deux artistes se sont écrit pendant vingt ans, avec parfois de belles polémiques (de 1946 à 1964, date de la mort de Chaissac). Ce que je trouve important, c’est l’égalité avec laquelle les deux peintres ont été exposés, Gaston Chaissac, le cordonnier autodidacte tuberculeux, mort à 54 ans et Jean Dubuffet, le négociant en vins, bourgeois et mort à 80 ans ! Un peu rapide, me direz-vous, mais malgré leurs origines fort différentes, ils s’entendaient sur la même quête : culbuter les conformismes de l’art en pantoufles ronronnant et foncer sur les chemins de l’art brut, et sortir des chemins battus de « l’asphyxiante culture ». Donc l’expo montre des lettres, des livres, des peintures et des sculptures des deux singuliers trublions, des barbouilleurs de détritus aspergés de poussière, un art qui se régénère au contact de la vie. Chaissac, surnommé « l’original de Sainte-Florence », paysan en sabots, « épouvante les contribuables », comme titre un journal local vendéen. Il vivait dans l’école de sa femme, institutrice. C’est elle qui faisait bouillir la marmite, consciente de son talent. De santé fragile, il persévère pourtant en récupérant des matériaux de rebut, il transforme en création une souche, une racine, une pierre, une vieille tôle, des portes et des fenêtres. Il explose les cadres normaux et peint avec ce qu’il glane. Chaissac et Dubuffet se rencontrent grâce à l’entremise de Jean Paulhan. Et pourtant rien ne favorisait leur rencontre. Le peintre des champs et le peintre des villes. Malgré certaines études artistiques pour les deux, ce sont des autodidactes qui rejettent l’art officiel des musées et se passionnent pour l’art des fous. Ils créent des peintures innommables ! Ils privilégient la gaucherie, le gribouillage, la matière brute. Ils essayent d’oublier tout ce qu’ils ont appris, tout ce que la culture officielle nous déverse dans le ciboulot pour nous formater selon les canons de beauté conformistes. Ce sont deux poètes qui travaillent dans une spontanéité intensive, leur main est enchantée, ils favorisent le déconditionnement. Leur tendresse est barbare, ce sont deux sauvages rimbaldiens… Bien sûr, la figure de Dubuffet est écrasante, sa maturité est importante. Il triomphe aux États-Unis, les commandes pleuvent. Mais Dubuffet a mauvais caractère, il ne cherche pas à plaire – pendant longtemps, il fut un peintre quasi clandestin. Il ne cherche pas à vendre, il préfère souvent offrir un tableau. Au début (en 1944-1945), personne n’allait voir ses expos ; quelques-uns tout de même : Jean Paulhan, Raymond Queneau, Georges Limbourg, Céline, Breton… On disait même de lui qu’il était « l’unique artiste par qui le scandale arrive ». Il aimait les graffitis et « les prospectus en tout genre », titre d’un de ses livres. Il a de nombreuses époques. J’aime les incroyables portraits de ses amis, ses paysages mentaux, subtiles machines à véhiculer la philosophie, ses triturations de pâtes épaisses. Il crée des machines à rêver. Il écrivait : « Place à l’incivisme, la révolution c’est retourner le sablier, la subversion c’est tout autre chose, c’est le briser, l’éliminer. » Le choix des titres de ses œuvres fait penser à ceux d’Erik Satie. Sa démarche intellectuelle a un cousinage avec celle d’Henri Michaux.
Dubuffet était généreux. Il aide Chaissac, qui est de santé précaire et qui a eu une scolarité courte et chétive. Il lui achète des tableaux, lui envoie du matériel, de l’argent, que la femme de Chaissac accepte. Par l’intermédiaire de Jean Paulhan, tout-puissant aux éditions Gallimard, Dubuffet organise sa première expo à Paris. Chaissac se laisse faire mais renâcle tout de même devant tant de prévenance, lui qui prône « la peinture rustique moderne » ne veut pas se faire récupérer par les classifications de Dubuffet. C’est là toute la contradiction entre la production d’art et la reconnaissance sociale. Rien de tel qu’une belle expo promotionnelle pour relancer un artiste dont la cote flageole… Il y eut une expo Chaissac au Jeu de Paume, quelques années auparavant, peu de visiteurs, le peintre n’était pas assez connu, médiatisé. Peut-être que l’expo du Musée de la Poste rétablira l’équilibre… « Que tu consentes à exposer à mes côtés vaudrait bien sûr la meilleure des préfaces », disait Chaissac à Dubuffet, qui lui répondait : « Les travaux de Gaston sont encore plus cadenassés et insolents que les miens » ou bien « Il n’y a pas un autre que toi pour aller comme tu le fais, sans te démonter tout à l’extrême bout des choses. » Chaissac massacre l’orthographe sans le faire exprès. Dubuffet le fait volontairement. On a taxé Dubuffet d’anar individualiste parce qu’il était solitaire, mélancolique et provocateur… Quant à Chaissac, on l’a rangé dans la case anar mystique ! C’était plutôt un homme à l’écart qui considérait que les hommes étaient féroces. « Nous sommes tous paralysés ici bas », disait-il ; Gaston Chaissac sorcier, sourcier, récupérateur de l’éphémère, ses totems avaient un visage de souffrance atrophié. Laissons-lui la parole : « Tant qu’on demandera aux gens leur casier judiciaire, un certificat médical et des diplômes officiels, ça ne sera pas brillant ! » Jean, Gaston, deux loups entourloupeurs, qui hurlent, hululent à souhait. Des « hourloupeurs » en vadrouille, chasseurs de papillons et d’étoiles filantes… Allez les voir jusqu’au 28 septembre au Musée de la Poste à Paris.