Itinéraires d’un antifranquiste libertaire

mis en ligne le 4 juillet 2013
Fuyant les bombardements de l’aviation mussolinienne sur Barcelone, l’auteur est arrivé enfant avec sa mère en 1938 à Perpignan, mais conscient des événements. Et il l’est encore. C’est pourquoi son livre est concis, clair et avec un humour certain.
Et c’est, en effet, une bonne façon d’évoquer le milieu des exilés anarcho-syndicalistes de la CNT espagnole et la contradiction entre l’aspiration à la culture et la persistance d’une vision de la famille traditionnelles machiste. Mais sans le penchant religieux et inquisitorial (du moins dans les années 1940) des communistes (français et espagnols) vis-à-vis de Staline et de l’URSS (p. 42-45).
« La CNT était une centrale syndicale sans pratique syndicale, bien qu’elle fasse partie de l’Alliance syndicale espagnole en exil composée de la même CNT, de l’UGT (Union générale des travailleurs) et de la CTV (Centrale des travailleurs basques). Le MLE (Mouvement libertaire espagnol) n’impulsait pratiquement plus d’action révolutionnaire en Espagne, car le prix à payer était trop élevé et sans impact réel sur le peuple qui subissait la répression franquiste » (p. 46). Pour la période 1954-1962, cette définition est tout à fait exacte, avec le paradoxe d’une alliance avec la direction socialiste de l’UGT et centriste de la CTV, donc une ouverture, mais un repliement sectaire contre les anarcho-syndicalistes menant des actions antifranquistes (voir le livre d’Antonio Téllez sur Sabaté 1).
De plus, les grèves de 1962 en Espagne (appelées par la presse franquiste « des arrêts du travail », la grève étant passible de la juridiction militaire) – et, auparavant, celles de 1950, dans un climat plus tendu – montraient une classe ouvrière capable de commencer à s’organiser. Et ces grèves de 1962 montraient aussi la souplesse du fascisme catholique passant la main aux fraternités ouvrières d’action catholique. « Dans le fond, et étant donné notre force, il n’est pas mauvais que des problèmes surgissent mettant à l’épreuve nos systèmes et nous permettant de perfectionner nos instruments. 2 »
L’exil anarcho-syndicaliste tenta de s’adapter à une réunification de façade (entre le secteur en faveur de ministres cénétistes et des contacts politiques et le secteur qui avait appliqué ces pratiques en 1936-1939 et disait ne plus les suivre).
Jordi s’attache à évoquer l’activité du groupe de Perpignan (p. 51). Et le fait avec distance, sans rancœur et sans citer de noms et en donnant l’essentiel de ce qui était voulu et réalisé dans les faits.
La plupart du temps, tout venait de l’improvisation à partir des possibilités locales. C’est le cas pour l’introduction de matériel de propagande en Espagne (p. 52-53). Ce groupe était formé d’Espagnols et de Français, avec un bon nombre de femmes et des orientations diverses, anarchistes et avec des appuis possibles de la CFDT et du PSU (p. 56 et 72). À côté de cette souplesse, il y eut l’apparition de cet esprit de fermeture religieuse tenace d’une partie de l’exil anarcho-syndicaliste espagnol, se refusant à aider financièrement un groupe antifranquiste rejeté par la CNT (p. 54-55).
Pourtant, il n’y avait pas que la propagande à faire passer dans l’Espagne du fascisme catholique de Franco, « chef par la grâce de Dieu », formule répétée, comme en URSS « Guénéralissimus Staline », puis « Slava KPSS » (Gloire au PC de l’Union soviétique). « Floréal, le chauffeur routier qui fut arrêté ; Kiko, le Milanais qui, avec son copain, sillonna en moto la Péninsule en touriste quelque peu spécial ; le Yeti, Conill, Granado et Delgado, [ces deux camarades] qui furent garrottés (ce dernier passa quelques jours avec nous avant d’effectuer son dernier voyage en Espagne)… De ces copains et tant d’autres nous gardons un souvenir inoubliable car ils étaient d’une grande générosité, et il en fallait pour s’engager dans une activité tellement exigeante en ce domaine » (p. 57). Et Jordi analyse cette double tension de la vie « quotidienne » et du militantisme à risque : « Concilier la vie de tous les jours, la sienne et celle de ses proches, avec les exigences de l’engament, dévoreur de temps et de potentialités, […] une suite d’ajustements, de compromis, la recherche permanente d’un précaire équilibre entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. […] L’idéal, c’était quand le couple s’investissait dans une action tout en étant conscient du risque encouru et s’efforçait de le réduire grâce à une réflexion commune et à une préparation des plus sérieuses » (p. 58).
La boussole des camarades, avec leur bon sens, était à mon avis qu’après avoir déploré « l’absence de sens critique de la part de nombreux vieux copains à l’encontre des comités et de la sainte CNT que, critiques, nous l’étions pour deux, envers nous-mêmes » (p. 59).

Le sectarisme dément de l’exil
Le dramatique appauvrissement intellectuelle des exilés de la CNT espagnole leur fit adopter le virus du comportement doctrinaire (d’origine religieuse et marxiste-léniniste, qui est, pour moi, une Église) consistant à privilégier la « pureté théorique » au détriment des buts d’une action. Sur l’autodestruction de la CNT : « Elle s’en chargeait toute seule », « une coquille vide » (p. 78).
C’est la clé de l’échec unitaire et organisationnel de l’exil de la CNT espagnole (en France et ailleurs, pire sans doute au Mexique et au Venezuela). C’est aussi, par la suite, la conduite imitative de camarades en Espagne, plus ou moins rétribués depuis l’exil, qui explique des positions et des actes de violence (à l’encontre d’anarcho-syndicalistes non « patentés ») en Espagne dans la période 1975-1985.
Le maintien et le renouveau de l’anarcho-syndicalisme en Espagne viennent essentiellement d’adhérents conjuguant la réalité du franquisme latent et de la monarchie parlementaire actuelle avec les analyses anarcho-syndicalistes traditionnelles, en mettant à la poubelle le sectarisme dément de l’exil.
C’est exactement le travail appliqué quasi spontanément par les camarades du groupe que Jordi évoque.

Un double fardeau
L’auteur poursuit chronologiquement ses souvenirs et évoque davantage la Fijl (Fédération ibérique des jeunesses libertaires). Et la campagne contre le tourisme dans l’Espagne dictatoriale 3 pour affaiblir une de ses sources de développement (idée géniale du groupe de Perpignan, voir p. 64). Puis il passe à 1968 à Perpignan, le verrouillage du PC et les rapports avec les soixante-huitards. « Nous eûmes droit à tout un tas de reproches, certains fondés et qui donnaient matière à réflexion, d’autres pas, ce qui ne nous empêcha pas, après les giboulées printanières, d’avoir de très bon rapports avec cette mouvance, tantôt évanescente, tantôt extrêmement présente » (p. 80).
La fin du livre est consacrée à la redécouverte d’une partie de la vie des parents de l’auteur à travers des archives franquistes. Un double fardeau apparaît : venir d’un pays écrasé par une dictature et savoir indirectement que ses parents ont été profondément blessés par elle.
C’est ce qui explique le militantisme de la première génération d’exilés cénétistes en France (nés entre 1925 et 1936), capable d’avoir du recul par rapport à l’Espagne du fait qu’elle est aussi française. Et, également, capable d’être attentive aux possibilités libertaires au quotidien.
Gonzalbo nous donne un livre particulièrement intéressant, rigoureusement annoté par les giménologues 4.

Frank Mintz









1. Antonio Téllez, Sabaté, Guérilla urbaine en Espagne (1945-1960), Paris, Ruedo Ibérico, 1977. Réédité en 1990 par L’Insomniaque.
2. Franco, discours du 27 mai 1962, España hoy, Paris, Ruedo Ibérico, 1963, p. 231.
3. Je ne dirai pas « totalitaire » parce que le franquisme a toujours été un conglomérat de tendances se supportant mal – militaires de droite, clergé, phalangistes, monarchistes, monarchistes dissidents – (d’où, d’ailleurs, à la pire époque des poteaux d’exécutions entre 1936 et 1944, la possibilité de jouer sur des hiérarques d’une de ces tendances pour sauver des vies). En URSS, en Bulgarie, que je connais de l’intérieur, le parti et ses purges constantes faisaient que presque personne ne faisait « d’écart de conduite ».
4. Antoine Giménez et les giménologues, Les Fils de la nuit, souvenirs de la guerre d’Espagne (juillet 1936-février 1939), 2006.