« Les généraux en rêvent, le troufion en crève » : sortir Léon Werth de l’oubli

mis en ligne le 25 septembre 2013
Léon, dessine-moi un poilu !
Sans la dédicace de Saint-Exupéry à Léon Werth dans Le Petit Prince, il serait peut-être tombé dans l’oubli total : « Je demande pardon aux enfants d’avoir dédié ce livre à une grande personne. J’ai une autre excuse sérieuse : cette grande personne est le meilleur ami que j’ai au monde. J’ai une autre excuse : cette grande personne peut tout comprendre, même les livres pour enfants. J’ai une troisième excuse : cette grande personne habite la France où elle a faim et froid. Si toutes ces excuses ne suffisent pas, je veux bien dédier ce livre à l’enfant qu’a été autrefois cette grande personne. Toutes les grandes personnes ont d’abord été des enfants. (Mais peu d’entre elles s’en souviennent.) Je corrige donc ma dédicace : À Léon Werth quand il était petit garçon. »
C’est cette dédicace de Saint-Exupéry, l’auteur de Terre des hommes – qui a aussi écrit Mon frère, si tu diffères de moi, ta différence m’enrichit – qui me fit m’intéresser à Léon Werth. Heureusement, l’éditrice Viviane Hamy avait accompli un sacré bon boulot en publiant la plupart des livres de Werth. Celui-ci aurait pu chanter la chanson de Brassens : « Moi mon colon, celle que je voudrais faire, c’est la guerre de 14-18… » Car, à 36 ans, lui, le pacifiste, l’anarchiste, s’engage et devient troufion, participant ainsi à la grande boucherie industrielle que fut la Première Guerre mondiale. Auparavant, il s’était inscrit à la SFIO et participait au journal La Guerre sociale de Gustave Hervé. Il y pourfendait le militarisme et le colonialisme. Il sympathisait avec Sébastien Faure : « Mon anarchisme, disait-il, m’incline à vivre comme s’il n’y avait ni gouvernements ni diplomates. Je conçois un ordre où le roi et le diplomate sont inutiles. » « Le règne de l’or » lui était intolérable. Pourtant, en 1914, pas d’appel à la grève générale. La foi révolutionnaire s’effondre. L’internationalisme échoue. Jaurès est assassiné. Pire encore, des anarchistes célèbres (dont Jean Grave, C. A. Laisant, Paul Reclus, Charles Malato et même Pierre Kropotkine – surnommé par les situs « le Prince anarchiste des tranchées ») publient le fameux Manifeste des 16, lequel appelle à la mobilisation contre la « barbarie allemande » ! Errico Malatesta lance pourtant un appel à un sursaut prolétarien et libertaire. En vain !
On a fait marcher les peuples les uns contre les autres pour casser le mouvement ouvrier, assouvir des nationalismes mesquins et enrichir les marchands de canons, Krupp et Schneider et bien d’autres industriels s’en sont mis plein les poches. Devant le grand consentement général de tous les patriotards, Werth s’explique : « Si j’ai prétendu faire la guerre pour imposer la paix, c’est parce que j’ai bien voulu m’être trompé, parce que cela m’épargnait la révolte ou la désertion qui obligent à des actes difficiles… » Il continue en disant que « la guerre, c’est la prison » ou bien que « la patrie n’est qu’une forme mystique de l’administration ».
Il est blessé à l’épaule par des éclats d’obus dans une tranchée. Il revient et, en 1919, écrit un bouquin formidable : Clavel soldat. Un livre noir qui distille l’horreur des tranchées, la bêtise des militaires, l’esprit grégaire du soldat. Il s’en prend à la presse asservie, aux diplomates fourbes. Aucune prose dithyrambique sur la vaillance militaire. Pas de gloriole chevaleresque. « L’héroïsme ? Les généraux en rêvent, mais le troufion en crève. Les industriels et les banquiers se chargent du reste », révèle-t-il… Comme antidote à l’absurde il lit L’éthique de Spinoza, au front. En janvier 1917, il joint sa signature à l’appel de la paix lancé par Sébastien Faure dans son journal CQFD. Mais la folie guerrière étouffe toute révolte et broie ceux qui veulent empêcher la barbarie de continuer. Clavel soldat préfigure l’absurde du Voyage au bout de la nuit de Céline. Clavel et les majors, livre dans lequel Werth raconte son parcours du combattant dans les hôpitaux, est la suite inséparable de Clavel soldat.
Mais qui était Léon Werth ? Il est né à Remiremont en 1878 et est mort à Paris le 13 décembre 1955. D’abord élève brillant, il délaisse ses études pour n’en faire qu’à sa tête. Il mène une vie de Bohême ! Il est aussi romancier, essayiste, critique d’art et journaliste. Il fut libertaire, antimilitariste, soldat des tranchées, nageur, danseur, voyageur, poète et observateur, dévoreur de vie. Il fréquentait des peintres comme Vlaminck, Pierre Bonnard, Paul Signac. Il avait comme amis Octave Mirbeau, Saint-Exupéry, Victor Serge. D’ailleurs, Octave Mirbeau le soutient pour son livre La Maison blanche, qui rate pourtant le Goncourt. Pareil en 1919 pour Clavel soldat, c’est un échec, son livre fait scandale. Trop pessimiste, trop acide. Irrécupérable ! Les poilus y sont décrits comme des bovins immondes, du bétail, qui ne sont même pas lâches puisqu’ils se comportent comme un immense troupeau. Plus d’individualité. On attend la perm, la balle qui viendra mettre fin à la vie ou qui permettra d’être blessé et d’être rapatrié à l’arrière et ce sera l’infirmerie, puis l’hôpital… la suprême évacuation ! Là, le « brave » troufion méritoire fera encore attention à ce qu’il dira, pas de défaitisme, ni trop de récits abjects. On tait la vérité. Il ne faut pas froisser la « vaillance » de l’arrière. Mon grand-père, qui avait été à Verdun, disait en plaisantant : « Entre nous, nous nous balancions cyniquement un “Pourvu que l’arrière tienne”. » Les Croix de bois de Dorgelès, Le Feu de Barbusse, Ceux de 14 de Genevois, sont encore des romans politiquement corrects, malgré les horreurs qui y sont décrites. Le poilu y est convenablement ancré dans son rôle de défenseur du sol français. Du côté allemand, E.M. Remarque, dans À l’ouest, rien de nouveau, est un des rares à laisser affleurer un pacifisme sans nationalisme. « L’avant et l’arrière sont deux mondes étanches », disait Werth. L’espoir de la réforme hante le soldat et Werth décrit, non sans humour, les tentatives du soldat Chameron, un bon père de famille pourtant, d’attraper, par tous les moyens, une maladie vénérienne en fréquentant désespérément tous les bordels de Paris. Werth était un « bonhomme impossible », disait Valéry Larbaud. Toujours à contre-courant, sa plume lançait du vitriol à la gueule des tartufes et des oppresseurs. Il fustige le colonialisme dans Cochinchine à son retour d’Indochine en 1924, dans lequel il écrira que « la colonisation est une forme première du fascisme ». Il continue avec Trente-trois jours, son récit d’exode en juin 1940, comme spectateur engagé. Léon Werth ne rate rien, puisqu’il est juif et qu’il se retrouve dans la France de Vichy. Il doit se réfugier dans le Jura. Auparavant, il avait défendu Victor Serge, dont il admire l’âpreté et le courage contre « les hommes-serpents du stalinisme ». Les autorités soviétiques avaient d’ailleurs refusé de lui accorder un visa. Un éditeur avait déclaré à son sujet : « Vous êtes un homme seul et votre pensée par là même devient très difficile à définir. » Il me rappelle parfois Zo d’Axa, qui disait de lui-même : « Je suis parfois un en-dehors sceptique ou un engagé volontaire pessimiste. » Il suit encore le procès Pétain, sans grandes illusions, pour le journal Résistance. Ses articles sont rassemblés dans Impressions d’audience et résonnent comme une critique acerbe et sans appel du régime de Vichy. À la fin de sa vie, veuf, il se déclarait « gaulliste libertaire »… par provocation ! Désabusé, délaissé par les éditeurs, il se désespère et écrit : « Je suis un raté, je ne me le dissimule pas. Littérairement je n’existe pas. » Il meurt trois ans plus tard à l’âge de 77 ans.
Bref, lisez Léon Werth pour votre plaisir et vous lui rendrez ainsi l’immortalité, car son talent est toujours actuel… D’autant que le lire laisse poindre une lueur d’espoir pour la construction d’une société égalitaire entre tous les êtres humains. Jugez par vous-mêmes : « Il me semble qu’il y a, dans l’Europe occidentale, des groupes d’hommes, ici et là, que lient des affinités profondes. Le lien national les expliquerait aussi mal que le principe de la lutte de classes. […] Qu’ont-ils de commun ? Rien… Tout… Le mépris de l’argent, un mépris sans romanesque, le dégoût des solutions religieuses, le sentiment du mystère, la curiosité de l’esprit et des yeux, un choix dans l’amitié et dans l’amour, un sens de la pitié assez fort pour qu’il déteste l’apitoiement, je ne sais quelle simplicité des mœurs et du langage. […] Quand ces hommes se rencontrent, quels que soient leur pays ou leur classe, ils entrent en contact. Ils sont en prise directe les uns avec les autres. Qu’importe la mercière croupissante, la dame qui tient salon, le ministre, l’homme d’affaires […], de quelque nation qu’ils soient… »