Le juste prix

mis en ligne le 16 octobre 2013
1719LaSanteLorsque le médecin vous prescrit un médicament, à la condition que celui-ci soit inscrit sur la liste des spécialités remboursables, vous ne payez qu’une partie de son prix, voire vous ne payez rien si votre état de santé justifie que vous soyez pris en charge à 100 % et que vous êtes dispensé d’avances des frais (le fameux tiers payant) ou si vous cotisez à une (bonne) mutuelle. Cela est vrai pour tous ceux qui sont affiliés à un régime d’assurance sociale. De ce fait, l’industrie pharmaceutique tire la grande majorité de ses très confortables revenus de la collectivité. Donc, des firmes privées, en concurrence, toute relative (entente et alliances sont monnaie courante dans ce milieu) les unes contre les autres, profitent d’un système de solidarité nationale. En bonne logique, il serait pour le moins souhaitable que la collectivité puisse s’assurer de la qualité des produits proposés, en termes de résultats et d’innocuité. Mais aussi que les sommes allouées à la prise en charge des médicaments le soient à bon escient.
Allons jusqu’au terme du raisonnement : si nous acceptons qu’un effort collectif et solidaire permette à tous d’accéder aux soins, n’est-il pas anormal que la conception, la production et la distribution des médicaments soient laissées à des intérêts privés ? Intérêts privés dont la principale préoccupation est d’abord la santé du portefeuille des actionnaires. Rappelons, au passage, que la rentabilité de l’industrie pharmaceutique est l’une des plus élevées, puisqu’elle n’a pas de souci a se faire quant à ses débouchés commerciaux : il est plus difficile de se passer d’un traitement vital contre le diabète que du dernier écran ultra-plat 3D… De même, en s’adressant de préférence à des clients solvables, c’est-à-dire les populations des pays riches disposant de systèmes d’assurance de santé (qu’ils soient publics ou privés), ces compagnies s’assurent de juteux profits. Cependant, depuis quelques années, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer cette situation. Dans un contexte de crise de l’économie capitaliste et d’endettement des états, que les gouvernements veulent faire peser sur les populations afin de protéger les riches, et devant la croissance des dépenses de santé dans l’ensemble des pays développés, un certain nombre de mesures portant atteinte à la santé des populations et à la couverture solidaire des risques, sont en train d’être appliquées. Envisageons maintenant la situation actuelle, et les positions des différents acteurs du monde la santé.

La consommation des médicaments
Selon le rapport 2012 de l’Agence nationale de sécurité du médicament (ANSM), le chiffre d’affaires des ventes de médicaments en France pour l’année 2011 s’élevait à 27,6 milliards d’euros (à comparer au chiffre d’affaires mondial de 800 milliards de dollars environ), en hausse de 0,5 % par rapport à l’année précédente. En valeur, ce sont les médicaments destinés aux maladies cardiovasculaires qui arrivent en tête, suivis des médicaments à visée neurologique : en nombre de boîtes de médicaments, c’est exactement l’inverse. Il s’agit là des ventes en pharmacie de ville, les consommations à l’hôpital sont différentes. Plus de 50 % (52,1 % pour être précis) des médicaments vendus en ville sont remboursables, ce qui représente 83,4 % en valeur.
Nous allons maintenant analyser ces données. Parmi les médicaments destinés aux maladies cardiovasculaires, ceux qui sont utilisés contre l’hypertension artérielle, qu’on appelle les antihypertenseurs sont les plus prescrits. Il en existe cinq types, classés selon leur mode d’action. Une nouvelle classe apparue il y a une dizaine d’années caracole en tête des ventes, pour le plus grand profit des industries du médicament. Les produits de cette classe coûtent plus chers, et ne sont pas plus efficaces que des médicaments plus anciens et moins chers. Leur succès ne doit donc rien à leurs propriétés intrinsèques, mais plutôt à la vaste et agressive campagne marketing menée par les firmes auprès des médecins. Une étude de grande envergure et financée par des fonds publics a même démontré il y a une dizaine d’années que, parmi les différents antihypertenseurs disponibles, ceux qui apportent la meilleure réponse thérapeutique appartiennent à la classe des diurétiques, tout en étant dix à quinze fois moins chers que les dernières trouvailles aujourd’hui à la mode ! Mais les firmes ne raisonnent pas ainsi : elles n’ont aucun intérêt à continuer de commercialiser et de promouvoir des produits qui ne leur rapportent rien. En utilisant toutes les ficelles du marketing, en sollicitant et en finançant des études adroitement orientées dans le sens qui convient aux fabricants, en pratiquant un lobbyisme permanent auprès des autorités françaises et européennes chargées de fixer les prix des médicaments.
Ces modalités de tarification sont quasi opaques, les associations de malades et les organisations indépendantes de défense des droits des patients ont le plus grand mal à y accéder, ainsi que quelques groupes de médecins attachés à la défense de la santé publique. Parmi ces modalités, depuis quelques années, intervient la notion de service médical rendu (SMR) : ce critère précise l’amélioration qu’un nouveau médicament apporte aux patients par rapport à un traitement plus ancien. Il est fixé par une commission indépendante, en théorie, après lecture des comptes rendus des essais des médicaments. Tout l’art des firmes est de donner à ces essais – et surtout à leur compte rendu – l’aspect le plus positif, afin d’obtenir pour leur produit le meilleur taux de SMR, et donc le meilleur tarif, c’est-à-dire le plus élevé ! L’une des solutions utilisées est la subornation de personnalité du milieu médical : cadeau, rétributions pour de prétendues expertises, aides diverses (en particulier pour favoriser une carrière universitaire), ce sont les pratiques les plus courantes. Elles sont combattues et dénoncées depuis longtemps par les quelques et trop rares associations et journaux médicaux indépendants. Elles ont été mises sous les feux de l’actualité au cours de la triste affaire du Mediator, qui a permis de populariser la notion de conflit d’intérêts et l’adoption d’une loi rendant obligatoire la déclaration de ces conflits par toute personne ayant un rôle d’expert dans les instances chargées d’autoriser la mise sur le marché et la fixation des tarifs des médicaments. Les enjeux sont si importants en termes financiers qu’il n’y a pas à douter du fait que l’industrie a trouvé la parade, si tant est que l’application de ces règles, au demeurant peu coercitives, soit réellement effective.

La responsabilité médicale
Si nous avons examiné le rôle des industriels dans l’inflation médicale, il est tout aussi intéressant de se porter sur la manière dont les médecins utilisent leur liberté de prescription. Celle-ci leur est garantie par la charte de 1929, et ils ne manquent jamais de la défendre, au nom, bien entendu, de l’intérêt des patients ! Nous avons souligné, en première partie, la place qu’occupent les médicaments à visée neurologique dans le classement des spécialités les plus prescrites. Ce sont surtout les hypnotiques, communément appelés somnifères, et les antidépresseurs. Les Français en font une très grande consommation, plus élevée que les autres Européens. Pourtant, il n’y a pas de raisons objectives pour affirmer que les Français sont un peuple de dépressifs insomniaques angoissés ! D’autant que cette consommation expose à des effets secondaires tels que la dépendance et la modification de la personnalité. La médicalisation des affects, que ce soit une tristesse consécutive à un deuil ou un stress lié à une situation existentielle difficile, est devenue banale. Soumis à un rythme de travail élevé, en grande partie lié au mode rémunération à l’acte, le médecin cède à la solution en apparence de facilité : la rédaction d’une ordonnance en lieu et place d’une écoute attentive et empathique. Encore faudrait-il qu’il y soit formé… Cette surconsommation de psychotropes a été dénoncée déjà à plusieurs reprises par le passé, entre autres par le psychiatre Édouard Zarifian, qui avait remis un rapport et écrit un livre sur la question (Des paradis plein la tête), et dont les préconisations sont restées lettre morte. La formation continue des médecins, qui est obligatoire, est laissée quasiment aux mains des entreprises pharmaceutiques qui en assurent le financement. Dans la tradition médicale française, une consultation se termine neuf fois sur dix par la rédaction d’une ordonnance, laquelle contient en moyenne trois spécialités médicales. Aux Pays-Bas, les consultations se terminent six fois sur dix sans rédaction d’ordonnance : il n’y a pas de différence significative de santé entre la population française et la population néerlandais… On commence à parler de surmédicalisation, de surdiagnostic et de surtraitement. Récemment, a été pointée la surmédicalisation des personnes âgées, lesquelles ingurgitent chaque jour en moyenne six médicaments différents ; d’ailleurs, il n’est pas rare de voir des ordonnances contenant plus de dix spécialités ! La vieillesse serait devenue une maladie ! Ces abus, hélas très répandus sont à l’origine de nombreuses complications et hospitalisations.
Défense du système solidaire
Nous n’avons abordé que quelques aspects de ces questions complexes. Le médicament n’est qu’un des éléments du puzzle de l’assurance-maladie, mais il est très important. La préservation du système solidaire de prise en charge collective des aléas de l’existence, avec la possibilité pour tous d’accéder aux meilleurs soins, exige que les dérives financières des industries du médicament et du corps médical soient contrôlées et qu’on y mette un terme. Le plus souvent, ce sont les usagers et bénéficiaires de l’assurance-maladie qui sont pointés du doigt, et c’est sur eux et leur prétendue irresponsabilité qu’on fait porter les raisons du déficit et des « douloureuses mais nécessaires » réformes. Exiger que les médecins prescrivent les traitements uniquement quand c’est nécessaire et au mieux des intérêts des patients et non pas de ceux des actionnaires et que les résultats des essais médicaux soient transparents, accessibles à tous, c’est le minimum. On pourrait s’inspirer du modèle néo-zélandais, surnommé le modèle « kiwi » : dans ce pays, pour chaque médicament, un appel public d’offres est prévu. Le produit le plus efficace et le moins cher est choisi et mis sur le marché, entièrement remboursé par l’assurance-maladie invalidité. Avec ce système, les coûts en médicaments ont été réduits de moitié, en Nouvelle-Zélande. Les antalgiques, comme le paracétamol, y coûtent 0,20 euro la boîte : en France, il faut débourser 1,90 euro…