Le Jupiter

mis en ligne le 9 octobre 2013
1718JupiterEn 1909, sur la plage de la Mar Bella, il y avait souvent des concours de (petits) ballons dirigeables. Le comité directeur du club de football du quartier de Poble Nou qui s’était récemment constitué, décida d’adopter le nom du ballon vainqueur d’un de ces concours. Le gagnant s’appelait Jupiter. Fédéré en 1912, en plus de publier régulièrement un bulletin d’informations, le club diversifia ses activités sportives parmi lesquelles on trouvait notamment les sections d’athlétisme et de randonnée. En 1921 le club fit l’acquisition du terrain de la future rue Lope de Vega et y fit construire une tribune en bois. Dans les années vingt le club jouissait d’une grande popularité et d’un fort soutien du public aux matchs (de football). En seconde division, le Jupiter fut champion d’Espagne de la saison 1924-1925. Il avait son propre centre de formation et les jeunes qui désiraient jouer au club étaient nombreux car certains joueurs avaient réussi à se faire engager par d’autres clubs de meilleur niveau et aux moyens financiers plus importants.
Dans les années vingt et trente, le Poble Nou était un quartier essentiellement ouvrier et industriel, cénétiste 3 et républicain. La CNT omniprésente dans la vie quotidienne des ouvriers, était facteur d’intégration de l’immigration massive dans un milieu urbain hostile, elle était aussi garantie de solidarité face à l’exploitation patronale, aux injustices, aux inégalités sociales, aux brutalités policières, au chômage ou à la maladie. Le catalanisme 4 lui, était prédominant dans la petite bourgeoisie et chez les industriels. Pendant la dictature de Primo de Rivera, le Jupiter avait directement subi la répression et s’était vu interdire son blason : l’étoile à cinq branches sur quatre barres, aux connotations indépendantistes et catalanistes. Les militants anarchistes profitaient des déplacements du club pour transporter des pistolets en pièces détachées cachés à l’intérieur des ballons. Les idées et activités politiques des socios 5 ou sympathisants du Jupiter représentaient inévitablement une gêne pour le gouvernement du dictateur.
Le terrain de sport du Jupiter, rue Lope de Vega, fut utilisé en juillet 1936 comme point de ralliement pour déclencher l’insurrection ouvrière contre le soulèvement militaire, en raison de la proximité des domiciles de la majorité des anarchistes du groupe Nosotros, et de la présence militante cénétiste existant dans le quartier. Le Comité de défense 6 de Poble Nou avait réquisitionné deux camions d’une usine de textile voisine, qui furent garés tout près du terrain de sport du Jupiter. Gregorio Jover vivait au numéro 276 de la rue de Pujades. Pendant la nuit du 18 au 19 juillet, c’est dans cet appartement que les membres du groupe Nosotros s’étaient réunis, en attendant l’annonce du soulèvement militaire. Avec Jover il y avait : Juan García Oliver qui habitait tout près, au numéro 72 de la rue Espronceda presque à l’angle de la rue Llul ; Buenaventura Durruti qui vivait à moins d’un kilomètre dans le quartier de Clot ; Antonio Ortiz, né dans le quartier de la Plata du Poble Nou, à l’angle des rues Independencia et Wad Ras (aujourd’hui Badajoz et Doctor Trueta) ; Francisco Ascaso, qui vivait aussi tout près, dans la rue Sant Joan de Malta ; Ricardo Sanz, également habitant du Poble Nou ; Aurelio Fernández, et José Pérez Ibañez el Valencia. De l’appartement de Jover on pouvait voir la palissade du terrain de sport du Jupiter devant lequel étaient garés les deux camions. À cinq heures du matin arriva la nouvelle : les troupes avaient commencé à sortir des casernes.
Les rues Lope de Vega, Espronceda, Llul et Pujades qui entouraient le terrain de sport du Jupiter étaient pleines de militants anarchistes armés. Une vingtaine d’entre eux parmi les plus chevronnés, ayant l’expérience de mille combats de rue, montèrent dans les camions. Antonio Ortiz et Ricardo Sanz installèrent une mitrailleuse sur le camion qui ouvrait la marche. Les sirènes des usines du quartier commencèrent à retentir, appelant au combat. C’était le signal convenu pour commencer la lutte. Et cette fois l’alarme des sirènes signifiait littéralement prendre les armes pour se défendre contre l’ennemi : « aux armes ! ». Les camions, drapeaux rouge et noir au vent, suivis d’un cortège d’hommes armés qui chantaient Hijos del pueblo 7 et A las barricadas 8, encouragés par les voisins à leurs balcons, s’engagèrent dans la Rambla de Poble Nou pour remonter jusqu’à la rue Pere IV, et de là se diriger vers le centre de la ville. Jamais les paroles de ces chants n’avaient eu autant de sens : « même si la douleur et la mort nous attendent, contre l’ennemi le devoir nous appelle, le bien le plus précieux est la liberté, il faut la défendre avec foi et courage » ; « dans la bataille, la hyène fasciste succombera grâce à nos efforts, et le peuple entier avec les anarchistes fera triompher la liberté ».
Le groupe Nosotros, constitué en Comité de défense révolutionnaire, dirigea à Barcelone l’insurrection ouvrière contre le soulèvement militaire, à partir d’un de ces camions garés place del Teatre. En quelques heures militaires et fascistes furent vaincus et la ville resta aux mains d’une fédération de barricades. Par la suite Poble Nou vécu la guerre, les bombardements, la faim et pour finir la défaite, l’exil pour beaucoup de ses habitants, le camp de concentration de Cánem, les exécutions du Campo de la Bota 9, et surtout de nombreuses années de peur, qu’on dénommait « paix ».
Après le triomphe du fascisme, le Jupiter perdit pour la seconde fois son blason à l’étoile et aux quatre barres, qu’il avait récupéré à l’avènement de la république. De plus le club était suspecté d’avoir aidé financièrement le Secours rouge. Pendant les premières années de la dictature franquiste on tenta de transformer le Jupiter en filiale de l’Espagnol 10, changeant même son nom en celui d’Hercule. Le club faillit disparaître, et en 1948 quitta son terrain de la rue Lope de Vega pour celui de la Verneda, situé alors en rase campagne et entouré de fermes et de champs, très loin du centre urbain de Poble Nou. De nos jours, les fermes de la Verdena ont disparu, remplacées par d’énormes blocs d’habitations de plus de vingt étages, pratiquement sans espaces verts, terrible héritage de l’urbanisme effréné et de la spéculation immobilière durant la période Porcioles 11. Sur l’ancien terrain du Jupiter on a construit un collège public et des jardins, et aujourd’hui c’est une place sans autre nom que celui des quatre rues qui le délimitent. Peut-être qu’un jour elle s’appellera place Jupiter, ou pourquoi pas, place de la Révolution du 19 juillet 1936.


Agustín Guillamón






Notes de la rédaction :
1. Éloge de la Passe – Changer le sport pour changer le monde. Ouvrage collectif coordonné par Wally Rosell (éditions libertaires).
2. La Barcelona rebelde. Ouvrage collectif (éditions Octaedro)
3. Membre de la Confédération nationale du travail.
4. Courant de pensée politique et culturel visant à préserver et promouvoir les valeurs propres à la Catalogne. Est apparu au XIXe siècle avec ce que l’on a appelé la Renaixença (Renaissance).
5. En Espagne ce terme désigne les supporters/membres d’un club de football, ayant une place attitrée dans le stade (souvent à vie). Ils ont de plus le droit de participer à l’élection du président du club (tous les quatre ans au FC Barcelone).
6. Les comités de défense étaient des groupes armés clandestins de la CNT chargés de tâches concrètes (repérage et surveillance des bâtiments policiers et militaires, acquisition d’armes…). Composés généralement de six membres leur mission était de préparer méthodiquement la révolution. Ces comités étaient la continuation des groupes armés d’action et d’autodéfense des années du « pistolérisme » patronal (1917-1923).
7. « Hymne » anarchiste espagnol.
8. « Hymne » de la Confédération nationale du travail.
9. À cet endroit, sous la dictature franquiste, 1 717 « rouges » furent fusillés de 1939 à 1952. Ils étaient exécutés par groupes de vingt, sans procès et on ne prévenait pas leurs familles.
10. RCD Espagnol de Barcelone (Royal club de sport espagnol de Barcelone).
11. Josep María Porcioles Colomer ; nommé par la dictature maire de Barcelone de 1957 à 1973. Catalan mais franquiste (il y en avait !).