Révolution dans la psychiatrie

mis en ligne le 7 novembre 2013
1720Psychiatrie« Les névrosés ont la tête dans les nuages, les psychotiques habitent dans les nuages, et ce sont les psychiatres qui touchent le loyer. » Jolie phrase, à ceci près que la situation est en général bien pire. Et il y a quelque chose d’autre qui ne colle pas dans cette plaisanterie : deux définitions. Le livre de Richard Bentall Madness explained, psychosis and human nature (12,99 £, Penguin) – « La folie expliquée, psychose et nature humaine » – explique pourquoi ces définitions ne collent pas. « Les névrosés », « les psychotiques ». Vous souvenez-vous du délicat « sidaïques » de Jean-Marie Le Pen ? Même problème. D’une situation, d’un accident au sens philosophique du terme, on passe, on glisse, voire on se précipite vers une essence. LE Sidaïque, LE Psychotique ? Espèces différentes, espèces guère humaines, probablement aussi nuisibles que dangereuses.

Étiquetage et cafouillage
Bentall, psychologue de son état, fait partie de ces esprits qui préfèrent que la pensée colle au réel, en particulier lorsque la pensée et ses aventures déterminent la vie des gens. Or il s’est aperçu (il n’est pas le seul) que le modèle psychiatrique dominant n’a guère plus de rapports avec la réalité qu’une bonne bouffée délirante de derrière les fagots. Ledit modèle psychiatrique dominant doit beaucoup à Herr Kraepelin, psychiatre des années 1900. Herr Kraepelin rêvait de donner un peu de sérieux à une branche de la médecine qui ne se distinguait jusque-là ni par sa clarté ni par son efficacité. Il jugea que l’on pouvait importer en psychiatrie le modèle qui commençait à réussir si bien ailleurs : on isole un symptôme, ou un ensemble de symptômes bien précis, on donne un nom de maladie au fait de subir ce ou ces symptômes, on en recherche l’étiologie (la cause) et de là on tente d’agir sur cette étiologie. Kraepelin plongea donc dans le fouillis des symptômes psychiatriques et remonta à la surface en agitant triomphalement un modèle tout neuf. Les psychoses – définies en gros comme les maladies psychiques où l’on perd non seulement le contrôle de soi-même mais jusqu’à la conscience qu’on a perdu ce contrôle – seraient à ranger dans deux catégories principales : les schizophrénies et la psychose maniaco-dépressive (à coups de pied dans le derrière, la paranoïa est jetée du côté de la schizophrénie).

Règle de trois
Trois autres caractéristiques définissent le modèle kraepelinien.
1. Une maladie mentale est une maladie bien définie, bien délimitée, précise. Quand on est maniaco-dépressif, on n’est pas schizophrène.
2. La maladie mentale est un état bien séparé de la santé mentale : on est un malade mental, ou une personne normale. On notera l’usage du verbe « être ». On a un rhume, mais on n’a pas la schizophrénie, on est schizophrène.
3. Une psychose est une maladie du cerveau. Donc, si l’on soigne le cerveau, on soigne la maladie. D’où l’usage des médicaments, du moins lorsque l’on réussit à trouver des médicaments (il n’y en pas tant que ça…) agissant sur les symptômes psychiatriques.

Révisionnisme dans le neurone
Seulement voilà. Bentall (qui n’est toujours pas le seul) constate deux faits troublants :
1. Les personnes touchées par les dysfonctionnements et les douleurs psychiques ne respectent pas les barrières établies par Kraepelin et par ses successeurs, en particulier le « DSM », le manuel de l’association des psychiatres américains qui compile 201 diagnostics différents. Le paranoïaque aggravé se paie des épisodes dépressifs, le maniaco-dépressif se prend de temps en temps pour Napoléon, et les frontières des syndromes amoureusement classés par le DSM s’avèrent aussi poreuses que l’éthique d’un banquier.
2. Les médicaments ne marchent pas vraiment et entraînent en général des effets secondaires rien moins que secondaires. Certes, une sérieuse dose de tranquillisants vous arrête net un sérieux épisode délirant. Mais si l’alternative à courir tout nu dans la rue en criant qu’on est Jésus ne consiste qu’à moisir tout cru dans un couloir en se bavant dessus, la notion de guérison prête le flanc à la critique.

On arrête tout et on réfléchit
Bentall réfléchit. Il propose une solution, d’un type qui surgit dans de nombreux domaines depuis une vingtaine d’années. Au lieu de ne voir dans le monde que des essences ou des définitions figées (la maladie, la santé/le social, le psychique, le biologique/l’inné, l’acquis), on regarde la réalité, et on y aperçoit, d’abord, des processus. Bentall rappelle donc que, lorsque l’on observe une personne souffrant d’une pathologie mentale, on découvre, très souvent, des processus : les états mentaux ne sont pas figés dans un diagnostic, ils sont mouvants, instables. Les symptômes changent. L’intensité, l’étendue, la fréquence des symptômes change. Ce qui met à mal le point de vue selon lequel il existerait un ciel platonicien des maladies mentales où trôneraient, horribles visions, la paranoïa ou le trouble bipolaire. L’existence de processus plutôt que d’essences suggère fortement qu’il faut partir, non d’une définition dans un dictionnaire, mais de la personne qui souffre. Et une personne qui souffre, c’est quoi ? En premier lieu un corps et un cerveau. Ce corps et ce cerveau peuvent souffrir d’un problème génétique. Mais ils se sont développés selon une certaine histoire somatique, psychologique, familiale, scolaire et sociale, voire religieuse, donc dans un certain environnement, et ils en ont acquis un certain faisceau de compétences et d’incompétences, de possessions et de manques, de désirs et de peurs, de manières d’entrer dans la réalité et de manières de repousser la réalité. Ce corps et ce cerveau sont insérés dans une société donnée. Cette société peut être hautement pathogène (qu’est-ce que je vous sers jeune homme, chômage et dépression, ou racisme et paranoïa ?). Elle peut rejeter telle ou telle attitude ailleurs acceptée : les psychiatres soviétiques schizophrénisant la dissidence, les psychiatres américains stigmatisant l’homosexualité. Elle peut être marquée au coin de la plus nette folie, à l’instar de la théocratie chiite iranienne, de la dictature nord-coréenne, du narcissisme facebookien, etc. Enfin, ce corps et ce cerveau, avec leur hérédité, leur histoire somatique, psychologique, familiale, scolaire et sociale, avec leurs compétences, leurs possessions, leurs désirs, leur image de soi, avec leur appartenance à telle ou telle culture, société, nation, civilisation vivent au sein de tel ou tel processus présent et personnel : licenciement plus divorce ? Harcèlement moral plus décès d’un fils ? Troisième accident de voiture en deux ans ? Endométriose opiniâtre et mari violent ? Stage dans une banque d’investissement ?

Recette du repos
On aperçoit mieux le modèle bentallien.
1. Le processus thérapeutique, au lieu de descendre de l’empyrée théorique de la définition diagnostique décrétée par le psychiatre, remonte de l’étude globale, tous azimuts, de la réalité présente (professionnelle, relationnelle, cognitive, familiale, etc.) et de l’histoire (somatique, psychologique, etc.) de la personne souffrante. Il tente d’agir sur l’ensemble des facteurs pathogènes. Il implique donc le patient, la thérapeute, la famille, l’environnement professionnel, la prise de médicaments psychiatriques si besoin est, la prise d’autres médicaments si besoin est, l’apprentissage de compétences cognitives, etc.
2. On ne considère plus la maladie mentale comme une chute dans un puits de marbre muni d’une étiquette dorée à la feuille, mais comme une incursion dans les zones extrêmes de phénomènes mentaux par ailleurs banals. Qui n’a jamais connu d’angoisse ? Quel NIVEAU d’angoisse est donc pathologique ? Ce niveau est-il permanent ? Et ce dans quel contexte ?
Qui n’a jamais perdu ses moyens au point de ne plus pouvoir parler de manière cohérente ? Quel NIVEAU d’incohérence est donc pathologique ? Des déportés dans les trains de la mort, des poilus dans les tranchées, des femmes violées à répétition à Nankin ont sombré dans l’incohérence : mais le facteur pathogène n’était-il pas entièrement extérieur ? En d’autres termes, Bentall propose, à raison il me semble, de comprendre la maladie mentale comme une série de curseurs poussés à l’extrémité de glissières, de glissières que nous possédons tous. La maladie mentale est une forme extrême de souffrance ; quel être humain n’a jamais subi de souffrance ?
Les conséquences d’une acceptation générale de l’ébauche bentallienne d’un nouveau modèle psychiatrique seraient, on le devine aisément, immenses : d’abord pour les personnes souffrantes qui verraient leurs souffrances combattues sur bien plus de fronts, avec bien plus de méthodes différentes que ce n’est le cas aujourd’hui, et, espérons-le, avec moins d’insuccès et de stigmatisation qu’à présent. Ensuite pour les thérapeutes, qui devront apprendre à jeter des ponts vers d’autres disciplines, d’autres institutions, d’autres modes d’action. Enfin, pour la société, qui devra regarder en face les conséquences de son inhumanité.