Albert Camus, un homme

mis en ligne le 28 novembre 2013
« J’ai reconnu qu’il était vrai qu’il y avait des êtres plus grands et plus vrais que d’autres et qu’ils faisaient à travers le monde une société visible et invisible qui justifiait de vivre. » Une chose est sûre : Albert Camus, qui coucha cette phrase sur papier, était bien trop critique de lui-même et hanté par le doute pour se compter parmi ces « êtres plus grands et plus vrais ». Une autre chose est également sûre, pourtant : la lecture de ses œuvres journalistiques, philosophiques et fictionnelles, mêlée à notre connaissance actuelle de son activisme multiforme, peut légitimement nous conduire à le percevoir aujourd’hui comme un membre de cette discrète communauté qui redonne foi en l’humanité et « justifi[e] de vivre ».

Le souci des autres
On trouve, parmi les valeurs que Camus a défendues avec une constance et une pugnacité surprenantes sa vie durant : le respect de la dignité humaine, l’exigence d’une vie physique et politique pleine pour chacun, la solidarité, le partage et le dialogue. Il ne s’agit pas là, le concernant, d’abstractions aimables, mais de mises en œuvre ne souffrant ni le compromis ni le primat de quelque discours. Autrement dit, avant et après avoir connu la gloire et ses revers, le prix Nobel de littérature 1957 s’occupa activement de ceux dont il vit ou apprit la souffrance et la vulnérabilité. La lutte contre la misère, la violence, la limitation de libertés civiques et politiques fondamentales constitue un centre de gravité de la vie et de l’œuvre de Camus. Un centre de gravité que l’on peut nommer « souci des autres ». La notion de « souci » est complexe, mais l’on peut dire au moins que Camus fait se rejoindre trois aspects essentiels de son histoire. Il annonce les care studies américaines, qui, à partir des années 1980, s’intéresseront aux populations vulnérables ou peu audibles dans nos sociétés. En même temps, il actualise l’étymologie du mot : ciere signifie « mouvoir », « mettre en mouvement », « appeler en justice », et sollicitare, qui en découle, veut notamment dire « émouvoir », « faire une demande instante », « inquiéter vivement ». Action, parole et affect sont à l’œuvre de concert dans le souci camusien. Enfin, il est fidèle à la mythologie de la notion : une fable latine veut que l’homme soit un simple morceau de terre glaise tout entier modelé par un dénommé… Souci. L’humanité, c’est le souci de l’autre, suggère Camus. « C’est dans les hommes que l’homme se réfugie. »

Populations vulnérables
L’étude de ses textes et interventions qui ne sont pas nécessairement les plus célèbres confirme le caractère profondément éthique et politique (au sens premier de « qui intéresse la vie de la cité ») de la pensée et de l’action camusiennes. J’ai tenté de la mener à bien en me concentrant sur des groupes humains très divers envers lesquels l’écrivain fit preuve d’un « souci » profond – au double sens, négatif et positif, d’inquiétude et de soin. Ces groupes comprennent par exemple les miséreux kabyles, en faveur desquels l’auteur demanda, à l’âge de 25 ans, dans un long reportage à Alger républicain, des réformes gouvernementales urgentes ayant trait à la famine, l’emploi, l’hygiène, l’usure, l’habitat, non sans s’attirer les foudres des autorités coloniales ; les condamnés à mort, qu’il défendit toute sa vie à travers lettres aux autorités, discours et fictions brocardant un État morticole, indépendamment de la réprobation que pouvaient lui inspirer les idéologies (collaborationnistes, communistes, indépendantistes-terroristes en Algérie) ou les crimes des inculpés – ceci à l’exception de quelques mois à la Libération ; les Français d’Algérie pauvres et les « indigènes », dont il chercha à mettre en lumière dans ses récits l’attachement fraternel réciproque mâtiné de défiance et de violence et qu’il voulut, jusqu’au bout, voir cohabiter dans l’égalité et la paix, comme en témoignent ses articles et l’appel à la trêve civile qu’il lança pendant la guerre d’Algérie au péril de sa vie (Alger, janvier 1956) ; le prolétariat pied-noir dont il était issu, enfin, et dont son œuvre s’est échinée à dire le contraste avec le gros colonat, l’existence humble, et les silences multiples.

Les formes d’une éthique politique
Sans relâche, Camus a donc voulu donner voix ou visibilité à ceux qui n’en avaient pas. Comment ? Ici, il a exercé publiquement une critique acerbe de dispositions légales, de configurations politiques, de pratiques et de discours vecteurs d’iniquité et d’oppression pour appeler au changement de manière pressante. Là, il est intervenu directement, à titre privé ou avec fracas, auprès de représentants et d’institutions compétentes douées de pouvoir. Mais il a aussi interpellé un très grand nombre de consciences à travers ses représentations littéraires de moments historiques complexes, des faiblesses qui font l’homme, et de figures que l’on pourrait être tenté d’ignorer ou d’oublier. Les formes du souci camusien varient donc. Néanmoins, elles convergent vers un même but : dans un siècle ravagé par une histoire meurtrière et menacé par un nihilisme accablant, elles se refusèrent à désespérer de l’homme et appelèrent à une action et à une réflexion allant dans le sens de la vie ; contre la douleur et la mort. La vision qu’avait Camus de l’espèce humaine était nuancée – aucun d’entre nous n’est complètement innocent, ni complètement coupable, pensait-il –, mais sa solidarité envers elle était inconditionnelle. Cela ne signifie pas qu’il ait été infaillible ou dépourvu de contradictions. La période d’après-guerre, durant laquelle il a brièvement soutenu une politique d’épuration (de purges contre les collaborationnistes), ou le fait qu’il considérait le régime colonial en Algérie d’un œil très critique mais sans vraiment remettre en question la conquête de 1830, le montrent. Mais il n’en reste pas moins un être d’une humanité rare.

Ève Morisi