Restaurer la valeur de la liberté

mis en ligne le 18 décembre 2013
1726ValereSi on additionne les violations et les multiples exactions qu’on vient de dénoncer devant nous, on peut prophétiser un temps où, dans une Europe de concentrationnaires, il n’y aura plus que des gardiens de prison en liberté, qui devront encore s’emprisonner les uns les autres. Quand il n’y en aura plus qu’un, nous le nommerons gardien-chef, et ce sera la société parfaite où les problèmes de l’opposition, cauchemar des gouvernements du XXe siècle, seront enfin, et définitivement, réglés.
Bien entendu ce n’est qu’une prophétie et, quoique dans le monde entier les gouvernements et les polices, avec beaucoup de bonne volonté, essaient d’arriver à cette heureuse conclusion, nous n’en sommes pas encore là. Chez nous, par exemple, dans l’Europe de l’Ouest, la liberté est officiellement bien vue. Simplement, elle me fait penser à ces cousines pauvres qu’on voit dans certaines familles bourgeoises. La cousine est devenue veuve, elle a perdu son protecteur naturel. Alors, on l’a recueillie, on lui a donné une chambre au 5e, et on l’accepte à la cuisine. On la montre parfois en ville, le dimanche, pour prouver qu’on a de la vertu et qu’on n’est pas chien. Mais pour tout le reste, et surtout dans les grandes occasions, elle est priée de la fermer. Et si même un policier distrait la viole un peu dans les coins, on n’en fait pas une histoire, elle en a vu d’autres, surtout avec le maître de maison, et, après tout, ça ne vaut pas la peine de se mettre mal avec les autorités constituées. À l’Est, il faut bien dire qu’on est plus franc. On a réglé son affaire à la cousine une fois pour toutes et on l’a flanquée dans un placard, avec deux bons verrous. Il paraît qu’on la ressortira dans un demi-siècle, à peu près, quand la société idéale aura été définitivement instaurée. On fera des fêtes en son honneur, à ce moment-là. Mais, à mon avis, elle risque d’être alors un peu mangée des mites et j’ai peur qu’on ne puisse plus s’en servir.
Quand on ajoutera que ces deux conceptions de la liberté, celle du placard et celle de la cuisine, ont décidé de s’imposer l’une à l’autre, et sont obligées dans tout ce remue-ménage de réduire encore les mouvements de la cousine, on comprendra sans peine que notre histoire soit celle de la servitude plus que de la liberté, et que le monde où nous vivons soit celui qu’on vient de vous dire, et qui nous saute du journal aux yeux tous les matins, pour faire de nos jours et de nos semaines un seul jour de révolte et de colère.
Le plus simple, et donc le plus tentant, est d’accuser les gouvernements ou quelques puissances obscures de ces vilaines manières. Et il est bien vrai qu’ils sont coupables, et d’une culpabilité si dense et si longue qu’on n’en voit même plus l’origine. Mais ils ne sont pas les seuls responsables. Après tout, si la liberté n’avait jamais eu que les gouvernements pour surveiller sa croissance, il est probable qu’elle serait encore en enfance, ou définitivement enterrée, avec la mention « Un ange au ciel ». La société de l’argent et de l’exploitation n’a jamais été chargée, que je sache, de faire régner la liberté et la justice. Les États policiers n’ont jamais été suspectés d’ouvrir des écoles de droit dans les sous-sols où ils interrogent leurs patients. Alors, quand ils oppriment et qu’ils exploitent, ils font leur métier et quiconque leur remet sans contrôle la disposition de la liberté n’a pas le droit de s’étonner que la liberté soit immédiatement déshonorée. Si la liberté est aujourd’hui humiliée ou enchaînée, ce n’est pas parce que ses ennemis ont usé de traîtrise. C’est parce que ses amis ont en partie démissionné, c’est parce qu’elle a perdu son protecteur naturel, justement. Oui, la liberté se trouve veuve, mais, il faut le dire parce que cela est vrai, elle est veuve de nous tous.
La liberté est l’affaire des opprimés et ses protecteurs traditionnels sont toujours sortis des peuples opprimés. Ce sont les communes qui dans l’Europe féodale ont maintenu les ferments de liberté, les habitants des bourgs et des villes qui l’ont fait triompher fugitivement en 89, et à partir du XIXe siècle, ce sont les mouvements ouvriers qui ont pris en charge le double honneur de la liberté et de la justice, dont ils n’ont jamais songé à dire qu’elles étaient inconciliables. Ce sont les travailleurs manuels et intellectuels qui ont donné un corps à la liberté, et qui l’ont fait avancer dans le monde jusqu’à ce qu’elle devienne le principe même de notre pensée, l’air dont nous ne pouvons plus nous passer, que nous respirons sans prendre garde, jusqu’au moment où privés de lui, nous nous sentons mourir. Et si, aujourd’hui, sur une si grande part du monde, elle est en recul, c’est sans doute parce que jamais les entreprises d’asservissement n’ont été plus cyniques et mieux armées, mais c’est aussi parce que ses vrais défenseurs, par fatigue, ou par une fausse idée de la stratégie et de l’efficacité, se sont détournés d’elle. Oui, le grand événement du XXe siècle a été l’abandon des valeurs de liberté par le mouvement révolutionnaire, le recul progressif du socialisme de liberté devant le socialisme césarien et militarisé. Dès cet instant, un certain espoir a disparu du monde, une solitude a commencé pour chacun des hommes libres.
Quand, après Marx, le bruit a commencé à se répandre et à se fortifier que la liberté était une balançoire bourgeoise, ce n’était sans doute qu’une simple confusion de mots. Mais nous payons encore cette confusion dans les convulsions du siècle. Car il fallait dire sans doute que la liberté bourgeoise était une balançoire, mais non pas toute liberté. Il fallait dire justement que la liberté bourgeoise n’était pas la liberté, ou dans le meilleur des cas, qu’elle ne l’était pas encore, mais qu’il y avait des libertés à conquérir et à ne jamais abandonner. Il est bien vrai qu’il n’y a pas de liberté possible pour un homme rivé au tour toute la journée et qui, le soir venu, s’entasse avec sa famille dans une seule pièce. Mais cela condamne une classe et une société, non le besoin de liberté, dont même le plus pauvre d’entre nous ne peut se passer. Et si même la société se trouvait transformée subitement et devenait décente et confortable pour tous, si la liberté n’y régnait pas, elle serait encore une barbarie. Parce que la société bourgeoise parle de la liberté sans la pratiquer, faut-il donc que la société ouvrière renonce aussi à la pratiquer en se vantant seulement de n’en point parler ?
Pourtant la confusion s’est opérée et, dans le mouvement révolutionnaire, la liberté peu à peu s’est trouvée condamnée parce que la société bourgeoise en faisait un usage mystificateur. D’une juste et saine méfiance à l’égard des prostitutions que cette société infligeait à la liberté, on en est venu à se défier de la liberté même. Au mieux, on l’a renvoyée à la fin des temps, en priant que d’ici là on veuille bien ne plus en parler. On a déclaré qu’il fallait d’abord la justice, et que pour la liberté, on verrait après, comme si des esclaves pouvaient jamais espérer obtenir justice. Et des intellectuels dynamiques ont annoncé au travailleur que c’était le pain seul qui l’intéressait, et non la liberté, comme si le travailleur ne savait pas que son pain dépend aussi de sa liberté. Et certes, devant la longue injustice de la société bourgeoise, la tentation était forte de se porter à ces extrémités. Après tout, il n’est peut-être pas un seul d’entre nous, ici, qui dans l’action ou la réflexion, n’y ait cédé. Mais l’histoire a marché et ce que nous avons vu doit maintenant nous faire réfléchir. La révolution faite par des travailleurs a triomphé en 17 et ce fut alors vraiment le triomphe de la vraie liberté, et le plus grand espoir que ce monde ait connu.
Mais cette révolution, encerclée, menacée à l’intérieur comme à l’extérieur, s’est armée, s’est munie d’une police. Et peu à peu, privée de la force que représente la foi en la liberté dont elle se méfiait, la révolution s’est essoufflée pendant que la police se renforçait. Et le plus grand espoir du monde s’est sclérosé dans la dictature la plus efficace du monde. La fausse liberté de la société bourgeoise ne s’en porte pas plus mal, au contraire. Ce qui a été tué dans les procès de Moscou et d’ailleurs, et dans les camps de la révolution, ce qui est assassiné quand on fusille, comme en Hongrie, un cheminot pour faute professionnelle, ce n’est pas la liberté bourgeoise, c’est la liberté de 17. La liberté bourgeoise, elle, peut procéder en même temps à toutes ses mystifications. Les procès, les perversions de la société révolutionnaire, lui donnent à la fois une bonne conscience et des arguments.
En ce qui caractérise même le monde où nous vivons, c’est cette dialectique cynique qui oppose l’injustice à l’asservissement et qui renforce l’une par l’autre. Lorsqu’on fait entrer dans le palais de la culture, Franco, l’ami de Goebbels et de Hitler, Franco, le vrai vainqueur de la Deuxième Guerre mondiale, à ceux qui protestent et disent que les droits de l’homme inscrits dans la Charte de l’Unesco sont ridiculisés tous les jours dans les prisons de Franco, on répond sans rire que la Pologne est aussi à l’Unesco et qu’en fait de respect des libertés publiques, l’une ne vaut pas mieux que l’autre. Argument idiot bien sûr. Si vous avez eu le malheur de marier votre fille aînée à un adjudant de bataillon d’Afrique, ce n’est pas une raison pour marier une cadette à un inspecteur de la brigade mondaine. Il suffit d’une brebis galeuse dans la famille. Pourtant l’argument idiot est efficace. Et on nous le prouve tous les jours. À celui qui présente l’esclave des colonies en criant justice, on montre le concentrationnaire russe, et inversement. Si vous protestez contre l’assassinat à Prague d’un historien opposant comme Kalandra, on vous jettera à la figure deux ou trois nègres américains. Dans cette dégoûtante surenchère une seule chose ne change pas, la victime, toujours la même, une seule valeur est constamment violée ou prostituée, la liberté et l’on s’aperçoit alors que partout, en même temps qu’elle, la justice est aussi avilie 1.
Comment rompre, pour finir, ce cercle infernal ? Il est bien évident qu’on ne peut le faire qu’en restaurant, dès à présent, en nous-mêmes et autour de nous, la valeur de liberté – et en ne consentant plus jamais à ce qu’elle soit sacrifiée, même provisoirement, ou séparée de notre revendication de justice. Le slogan d’aujourd’hui pour nous tous ne peut être que celui-ci : sans rien céder sur le plan de la justice, ne rien abandonner sur celui de la liberté. En particulier, les quelques libertés démocratiques dont nous jouissons encore ne sont pas des illusions sans conséquence et que nous puissions nous laisser ravir sans protester. Elles représentent exactement ce qui nous reste des grandes conquêtes révolutionnaires des deux siècles derniers. Elles ne sont pas, comme tant d’astucieux démagogues nous le disent, la négation de la vraie liberté. Il n’y a pas une liberté idéale qui nous sera donnée un jour d’un coup, comme on reçoit sa retraite à la fin de sa vie. Il y a des libertés à conquérir une à une, péniblement et celles que nous avons encore sont des étapes, insuffisantes à coup sûr, mais des étapes cependant sur le chemin d’une libération concrète. Si on accepte de les supprimer, on n’avance pas pour autant. On recule au contraire, on revient en arrière, et un jour de nouveau il faudra refaire cette route, mais ce nouvel effort se fera une fois de plus dans la sueur et le sang des hommes.
Non, choisir la liberté aujourd’hui ce n’est pas, comme un Kravchenko, passer de l’état de profiteur du régime soviétique à celui de profiteur du régime bourgeois, car ce serait, au contraire, choisir deux fois la servitude, et, condamnation dernière, la choisir pour les autres. Choisir la liberté, ce n’est pas comme on nous le dit choisir contre la justice. Au contraire, on choisit la liberté aujourd’hui au niveau de ceux qui partout souffrent et luttent, et là seulement. On la choisit en même temps que la justice et, désormais, nous ne pouvons plus choisir l’une sans l’autre. Si quelqu’un vous retire votre pain, il supprime en même temps votre liberté. Mais si quelqu’un vous ravit votre liberté, soyez tranquille, votre pain est menacé, car il ne dépend plus de vous et de votre lutte, mais du bon plaisir d’un maître. La misère croît à mesure que la liberté recule dans le monde et inversement. Et si ce siècle implacable nous a appris quelque chose, c’est que la révolution économique sera libre ou elle ne sera pas, de même que la libération sera économique ou elle ne sera rien. Les opprimés ne veulent pas seulement être libérés de leur faim, ils veulent l’être aussi de leurs maîtres. C’est qu’ils ne seront effectivement affranchis de la faim que lorsqu’ils tiendront leurs maîtres, tous leurs maîtres, en respect.
J’ajouterai pour finir que séparer la liberté de la justice revient à séparer la culture et le travail, ce qui est le péché social par excellence. Le désarroi du mouvement ouvrier en Europe vient en partie de ce qu’il a perdu sa vraie patrie, celle où il reprenait force après toutes les défaites et qui était la foi dans la liberté. Mais de même le désarroi des intellectuels européens vient de ce que la double mystification, bourgeoise et pseudo-révolutionnaire, les a séparés de leur seule source d’authenticité, le travail et la souffrance de tous, les a coupés de leurs seuls alliés naturels, les travailleurs. Je n’ai jamais reconnu quant à moi que deux aristocraties, celle du travail et celle de l’intelligence, et je sais maintenant qu’il est fou et criminel de vouloir soumettre l’une à l’autre, qu’à elles deux, elles ne font qu’une seule noblesse, que leur vérité et surtout leur efficacité sont dans l’union, que séparées, elles se laisseront réduire une à une par les forces de la tyrannie et de la barbarie, mais que réunies, au contraire, elles feront la loi du monde. C’est pourquoi toute entreprise qui vise à les désolidariser et à les séparer est une entreprise dirigée contre l’homme et ses espoirs les plus hauts. Le premier effort de toute entreprise dictatoriale est ainsi d’asservir en même temps le travail et la culture. Il faut les bâillonner tous les deux ou, sans quoi, les tyrans le savent bien, tôt ou tard, l’un parlera pour l’autre. C’est ainsi que selon moi, il y a pour un intellectuel deux façons de trahir aujourd’hui et dans les deux cas, il trahit parce qu’il accepte une seule chose : la séparation du travail et de la culture. La première caractérise les intellectuels bourgeois qui acceptent que leurs privilèges soient payés de l’asservissement des travailleurs. Ceux-là disent souvent qu’ils défendent la liberté, mais ils défendent d’abord les privilèges que leur donne, et à eux seuls, la liberté. La seconde caractérise des intellectuels qui se croient à gauche et qui, par méfiance de la liberté, acceptent que la culture, et la liberté qu’elle suppose, soient dirigées, sous le vain prétexte de servir une justice à venir. Dans les deux cas, on accepte, on ratifie, on conserve la séparation du travail intellectuel et manuel qui est le vrai scandale de notre société – et qui voue à l’impuissance à la fois le travail et la culture. On ravale en même temps la liberté et la justice. Mais la liberté n’est pas faite de privilèges, elle est faite surtout de devoirs. Et dès l’instant où chacun de nous essaie de faire prévaloir les devoirs de la liberté sur ses privilèges, dès cet instant la liberté réunit le travail et la culture et met en marche une force qui est la seule à pouvoir servir efficacement la justice. La vérité dont nous devons vivre aujourd’hui, la règle de notre action, le secret de notre résistance, peut se formuler simplement : tout ce qui humilie le travail humilie l’intelligence, et inversement. Et la lutte révolutionnaire, l’effort séculaire de libération, se définit d’abord comme un refus incessant de l’humiliation.
À la vérité, nous ne sommes pas encore sortis de cette humiliation. Mais la roue tourne, l’histoire change ; un temps s’approche, j’en suis sûr, où nous ne serons plus seuls. Pour moi, notre réunion d’aujourd’hui est déjà un signe. Que des syndiqués se réunissent et se pressent autour des libertés pour les défendre, oui, cela méritait vraiment que de toutes parts tous accourent pour manifester leur union et leur espoir. La route est longue à parcourir. Mais si la guerre ne vient pas tout mêler dans sa hideuse confusion, nous aurons le temps de donner une forme enfin à la justice et à la liberté dont nous avons besoin. Mais pour cela, nous devons désormais refuser clairement, sans colère, mais irréductiblement, les mensonges, dont on nous a gavés. Non, on ne construit pas la liberté sur les camps de concentration, ni sur les peuples asservis des colonies, ni sur la misère ouvrière. Non, les colombes de la paix ne se perchent pas sur les potences, non, les forces de la liberté ne peuvent pas mêler les fils des victimes avec les bourreaux de Madrid et d’ailleurs. De cela, au moins, nous serons désormais bien sûrs comme nous serons sûrs que la liberté n’est pas un cadeau qu’on reçoit d’un État ou d’un chef, mais un bien que l’on conquiert tous les jours, par l’effort de chacun et l’union de tous.

Albert Camus
Allocution à la Bourse du travail de Saint-Étienne, en 1953.








1. Aux dernières nouvelles, le gouvernement Laniel tue sept manifestants sur la place de la Nation pour ne pas être en reste avec les fusillades de Berlin. Ça nous apprendra à réclamer le dialogue. Nous l’avons, mais c’est le dialogue des morts. Oui, c’est à qui sera le plus méprisable !