De l’écotaxe à… l’essentiel

mis en ligne le 16 janvier 2014
1728AnarchieSous la responsabilité de quelques-uns, et avec la complicité du plus grand nombre, l’écosystème terrestre a été si malmené depuis un bon demi-siècle que les politiciens aux abois, confrontés à une réalité désastreuse et à une opinion publique plus frondeuse, se sentent acculés à prendre des mesures « écologiques », notamment par le biais d’une « fiscalité verte ». D’autant qu’elle peut servir d’écran de fumée, de dérivatif à une « crise »… durable. Intervenant dans le contexte déprimant de la stagnation des salaires et de l’explosion du chômage, ces attaques au porte-monnaie – qui ne régleront rien, même appliquées strictement – suscitent la colère de beaucoup, avec des motivations tristement égoïstes, voire abjectes. D’où une extrême confusion. Essayons, dans ce fatras, de dégager l’essentiel.

L’écotaxe, de quoi s’agit-il ?
Globalement, il s’agit d’une taxe s’appliquant en vertu du « principe pollueur-payeur » – vaste hypocrisie – aux actions générant des dommages environnementaux, pour contribuer à les limiter ou à en atténuer ou réparer certains effets. Celle qui, en France, a récemment suscité une levée de boucliers, est issue du Grenelle de l’environnement 2009, qui n’est qu’une pitoyable mascarade. Cette taxe poids lourds, qui devait entrer en vigueur le 1er janvier 2014, instaure une taxe sur tous les camions de plus de 3,5 tonnes utilisant certaines routes. L’objectif officiel est d’inciter les entreprises à privilégier des modes de transport moins polluants et des circuits plus courts pour leurs marchandises (comme si le capitalisme avait un quelconque intérêt… à se saborder !). Compte tenu de l’état de la planète, autant dire donner un demi-cachet d’aspirine à un cancéreux en phase terminale ! Une confusion délibérément entretenue.
Les petits transporteurs crient à l’étranglement, alors qu’ils pourront répercuter le surcoût sur leurs clients. Les agriculteurs de la FNSEA tonitruent que l’écotaxe affaiblira les filières, alors que l’agriculture productiviste pompe sans scrupules près de la moitié du budget européen depuis longtemps et stérilise les sols pour produire une alimentation dévitalisée… qui coûte cher à la Sécu. Les politiciens prétendent vouloir lutter contre le travail illégal et la concurrence déloyale, alors qu’ils sont pieds et poings liés au service de la finance internationale. L’état affirme vouloir financer des investissements dans le sens d’un plus grand respect de l’environnement.
Mais où se trouve le plan massif du ferroutage et du transport ferroviaire de marchandises, alors que la SNCF poursuit au contraire son désengagement du fret ferroviaire ?
À mille lieues d’un projet sociétal respectueux de tous, profitant de la colère, de l’exaspération, du désespoir, et disposant de moyens puissants, ainsi que d’une presse régionale acquise à leurs intérêts, certains profitent de l’opportunité pour canaliser le mouvement social en cours, et notamment le « ras-le-bol fiscal » pour noyer les revendications dans un discours d’union sacrée de sinistre mémoire. Soit pour liquider la République et ses lois contraignantes, soit pour faire de la Bretagne une nation ; comme si le capitalisme breton avait une vocation philanthropique ! Entre autres, le lobby patronal breton, les « élites » de l’Institut de Locarn, centre de prospective économique percevant des financements publics de la région et de l’Europe, mais ne crachant pas nécessairement sur les subsides de l’état-nation à abattre.
Dans le contexte d’une société fragmentée et d’une mobilisation hétérogène, dénonçant la multiplication des rouages administratifs et le labyrinthe des réglementations, la récupération politique, le corporatisme, les idées nationalistes, identitaires, poujadistes vont bon train.

Sortir du capitalisme… et de l’État
Il importe, pour les salariés, d’identifier clairement l’ennemi. L’adversaire est bien ce capitalisme productif qui apparaît dès le Moyen Âge, et qui se constitue une main-d’œuvre « libre », c’est-à-dire des paysans massivement expulsés (les enclosures), et donc dépourvus de tout moyen d’existence autonome.
Un système dont la seule raison d’être est la recherche du profit maximal dans le minimum de temps. Un système qui, avec l’aide de l’Union européenne, de l’OMC, du FMI, instaure une compétitivité et une concurrence sauvages entre les entreprises, et donc entre les salariés, par le biais des délocalisations, de la sous-traitance, de la flexibilité.
Un système qui, avec le concours de l’État, engendre une régression sociale sans précédent : plans de licenciements, détérioration des conditions de travail, démantèlement de la protection sociale et des services publics, destruction du Code du travail, offensive sur les retraites, politiques de rigueur, d’austérité. Un système aussi qui, en Bretagne (et ailleurs), invite les salariés à défiler derrière les patrons qui les licencient. Il ne saurait y avoir d’intérêts communs entre les exploiteurs et les exploités, ni de concessions pour défendre un droit à vivre dignement.

Un futur peut-être déjà hypothéqué
Les « fondamentaux » étant rappelés, peut-on pour autant refuser de voir où nous conduit un demi-siècle de « modernisation » ? Peut-on continuer à défendre l’emploi de manière inconditionnelle ? Peut-on continuer à ignorer que le productivisme – y compris celui de l’agroalimentaire breton – nuit gravement, par ses exportations, aux économies locales des pays pauvres ? Peut-on ignorer que lorsque 17 000 emplois sont créés dans cet agroalimentaire dopé par les subventions de la PAC, 10 000 familles paysannes disparaissent tous les dix ans ? Peut-on continuer à croire que le lancement d’un nouveau modèle de voiture va modifier un tant soit peu le chômage ?
La nécessité de reconstruire après la seconde guerre mondiale, la perspective (naïve ?) d’éradiquer la famine par la mécanisation agricole (et donc l’impératif d’assumer l’exode rural) ou de libérer la femme par l’essor de l’électroménager vont transformer la planète en gigantesque laboratoire, en chantier permanent : mégaprojets, énormes infrastructures de communication et d’énergie, aménagement du territoire, remembrements fonciers, urbanisation galopante, grands ensembles anonymes, zones industrielles et commerciales dévoreuses d’espace…
Même les partisans de la lutte des classes (ou du moins beaucoup d’entre eux) ont succombé au mythe d’une croissance énergivore, au triomphe du béton et du bitume, ne discernant ni le rouleau compresseur du progrès, ni la fabrique désastreuse du consommateur (marketing, publicité, design), ni l’obsolescence programmée des produits.
Enivrés par la perspective d’une civilisation des loisirs et de la consommation, fascinés par les statistiques des taux d’équipement, ce que beaucoup ont « oublié » – ou n’ont pas voulu voir –, ce sont les dégâts humains, sanitaires, environnementaux des modes de production et de consommation, les « effets collatéraux » d’un modèle de développement, les accidents, les maladies, les nuisances, la mise en danger de la santé de l’homme, de son bien-être physique et moral, les différentes formes d’aliénation, la perte du lien social, les laissés-pour-compte de la modernisation, la chute de la biodiversité, la diminution des forêts et des ressources halieutiques, le massacre des sols, l’empoisonnement des différents milieux, le gonflement des flux de déchets parfois hautement toxiques. C’est ainsi que nos technocrates visionnaires ont réussi à quadrupler la production industrielle entre 1950 et 1972. Il fallait « s’affranchir de l’état larvaire », « sortir de la vie végétative traditionnelle ». Productivisme, croissance, expansion, prévision, planification. L’abondance consumériste allait marquer la fin de l’Histoire.
Ce que n’ont pas vu – ou voulu voir –, trop absorbés par la seule défense du pouvoir d’achat, beaucoup de défenseurs des salariés, c’est que la croissance des pays capitalistes s’est alimentée du pillage du « tiers monde » et du saccage des écosystèmes, c’est que la puissance économique s’est construite sur le dos des colonies, et notamment sur un pétrole abondant et bon marché, c’est que la grande aventure du progrès se solderait inévitablement par un modèle de développement aujourd’hui insoutenable, c’est que les effets à long terme des multiples molécules chimiques seraient difficilement réversibles, c’est que le monde urbain abandonnait tragiquement l’économie du recyclage pour se lancer dans le gaspillage, piétinant des pratiques millénaires de parcimonie et de sens de la mesure, celles qui ont précisément permis à l’humanité de survivre.
Les choix explicites en faveur du développement du transport individuel aux dépens du service public collectif, qui ont conduit à l’hypertrophie du parc automobile (de 3,28 millions de véhicules à moteur en 1953 à 15,92 en 1974), et parallèlement à la baisse du trafic ferroviaire (de 41 300 kilomètres en 1948 à 34 800 en 1974) ont obtenu l’accord de nombreux syndicats, au nom de l’emploi !

Le massacre de la paysannerie
Mais c’est sans doute l’agriculture qui a subi l’attaque la plus rude. Née des surplus d’armes de l’après-guerre, de la « nécessité » de recycler les usines d’explosifs en nitrates, l’agriculture productiviste (donc capitaliste) a détruit des millénaires d’équilibre agro-sylvo-pastoral, des centaines de milliers de variétés végétales.
Oubliant que, dans un sol vivant, on peut compter quatre milliards d’animaux à l’hectare, cette agriculture a évacué les fonctions naturelles – et gratuites – des écosystèmes pour leur substituer les artifices coûteux et polluants de la pétrochimie et de l’industrie lourde, a rendu les vaches carnivores, a conduit les animaux entassés à des niveaux de densité insupportables à s’entre-dévorer, et dépense dix calories fossiles pour produire une calorie alimentaire.
Lorsque 15 millions d’hectares de terres agricoles (érosion et urbanisation) sont perdus chaque année, lorsque – en Europe – 90 % de l’activité microbiologique des sols a été détruite (on a d’ailleurs supprimé toutes les chaires de microbiologie pour ne pas s’en rendre compte), lorsque des colonies d’abeilles s’éteignent, alors qu’elles pollinisent 40 % des productions de la planète, lorsqu’à travers les pratiques et les normes, c’est la vie qui doit s’adapter à la machine, alors l’homme se trouve en danger.
Mais faut-il s’étonner que la terre ait été à ce point violée lorsque le « développement » en question est induit par l’hégémonie masculine ? Faut-il s’étonner si la volonté de dominer la nature s’accompagne de l’acharnement à retirer à la femme (surtout dans les pays pauvres) le principal domaine où elle pouvait exercer son autonomie : l’alimentation ? Ce qui n’autorise nullement à la cantonner à ce milieu.

Des résistances écrasées
Bien sûr, pour atteindre ces objectifs, il a fallu sortir l’artillerie lourde : propagande officielle, campagnes publicitaires, novlangue, culte du secret, politique du fait accompli, psycho-pathologisation de l’opposant. Pour faire adhérer à la vision linéaire et optimiste de la révolution industrielle permanente, à la perspective d’une société pacifiée grâce à une croissance infinie, à l’utopie d’un monde industriel sans tensions, c’est-à-dire en fait à un « imaginaire bâtisseur », celui des banlieues pavillonnaires et des cités-dortoirs, de l’architecture standardisée, des « ghettos à la verticale », mais aussi celui des Concorde, nucléaire et TGV, il a fallu réprimer bien des contestations, stigmatiser l’« irrationalité » de l’opinion publique.
Et ces critiques de l’« illusion consolante du progrès », ces résistances à la modernisation ne sont pas venues des appareils syndicaux, mais des classes populaires, de certains artistes ou intellectuels. Dans la tradition des briseurs de machines, des révoltes anti-industrielles qui s’inspiraient de l’autonomie de la culture précapitaliste, artisanale et rurale – mouvements réprimés par la force brutale et le matraquage d’un discours « progressiste » – des salariés refuseront d’accomplir certaines tâches, d’exercer certaines professions. Des riverains, des agriculteurs contesteront certains projets d’aménagement « modernisateurs », d’extension ou de rénovation urbaine. Le nucléaire, notamment, cristallisera les hostilités (à Saclay, à Calvi, et ailleurs, des mobilisations cibleront des centres d’essais atomiques). Le déferlement technologique actuel provoque d’ailleurs un renouvellement des luttes : fauchage volontaire d’OGM, résistance à l’emprise du numérique, opposition aux grands projets inutiles imposés, défiance à l’égard des nanotechnologies…
Si le milieu syndical exprime la nécessité de faire face aux pollutions dégradant les lieux de travail et de vie des salariés, dénonce même l’intensification du travail, les cadences, développe la question de l’hygiène et de la sécurité, il demeure, pour l’essentiel, prisonnier de la glorification du travail, de la logique croissanciste et productiviste, contribuant à intégrer la classe ouvtière au système marchand, à l’image d’un Maurice Thorez qui déclarait en 1944 : « Produire, c’est aujourd’hui la forme la plus élevée du devoir de classe. » Et lorsqu’une confédération syndicale s’enorgueillit de vouloir combattre énergiquement le « modèle économique » de la décroissance, on peut craindre le pire.

Pour un projet cohérent
Sauvegarder des postes ou des sites à n’importe quel prix – écologique, sanitaire, mais aussi social, humain – est un combat perdu d’avance. Défendre l’emploi sans prendre en compte le sens du travail, la finalité de la production, c’est-à-dire l’utilité sociale des biens et services proposés ainsi que leur impact écologique, relève d’un syndicalisme réducteur qui assimile l’homme au statut de producteur-consommateur. Avec la division du travail, l’organisation tayloriste et la production de masse, le capitalisme a provoqué la rupture entre travail et vie, production et besoins, économie et société. Aujourd’hui, non seulement les travailleurs sont dépossédés de leurs capacités d’expression, de décision, de maîtrise, mais le travail jetable a succédé au travail qualifié et (relativement) protégé. Le cycle infernal des besoins et du revenu traduit bien la centralité du travail.
Les anarchistes ne peuvent se résigner à la seule défense d’un pouvoir d’achat ou à la dénonciation des dégâts sur la santé physique et mentale des travailleurs. Leurs exigences doivent conduire à débattre du type de société souhaité : quels sont nos besoins « réels » ? Quels moyens et manières mettre en œuvre pour les satisfaire ? Les perspectives d’émancipation passent nécessairement par la réduction quantitative et la transformation qualitative du travail, la nécessité de réorienter la production – c’est-à-dire d’éliminer les activités nocives (armements, industrie chimique, gadgets, malbouffe…), de se réapproprier le temps libre, d’autolimiter individuellement et collectivement les besoins en fonction des contraintes écologiques incontournables, et par conséquent la redéfinition du lien de l’homme avec la nature. Changer les rapports de production, mais aussi changer la production elle-même. Place à l’imagination collective et à la coopération.