Armand Robin, invisible poète anarchiste

mis en ligne le 30 janvier 2014
1730RobinPartir d’un petit socle…
Nous connaissons très peu de choses sur l’enfance d’Armand Robin, sinon qu’il est le huitième et dernier enfant d’une famille de paysans bretons pauvres et illettrés. Jusqu’à sa scolarisation, il ne parlera pas un seul mot de français, mais le dialecte de son pays armoricain. Cependant, il réussit une scolarité brillante, devient bachelier à 16 ans et intègre le lycée Lakanal de Sceaux, en classe de khâgne, avant d’échouer à l’oral de l’école normale supérieur. Il s’inscrit alors en licence de lettres à la faculté de Lyon. Doué pour les langues, il apprend le russe et le polonais. En 1933, après huit jours de jeûne, il est exempté du service militaire. Voilà tout ce que l’on connaît, formellement, de sa vie.

« Retrouver la colonne vertébrale d’une vie »
Pour faire revivre ce libertaire haut en couleur, mais face à ce manque d’éléments biographiques, à chacun sa méthode. Pour sa part, la revue À contretemps a utilisé un système simple : le pointage chronologique de ses productions littéraires. (Les écrits sur Armand Robin de cette revue ont été par ailleurs compilés par les éditions libertaires au sein de L’Écriture et la Vie.) Grâce à ce travail de fourmi, on apprend qu’en 1933 Armand Robin séjourne en Pologne et en URSS où, bien encadré par l’Intourist, il travaille dans un kolkhoze. L’expérience s’avère être pour lui une immense déception qui le marquera pour la vie entière. En 1935, il revient sur ce séjour : « Ce que j’ai vu, c’est la famine, ce sont des paysans qui depuis dix-huit mois n’ont jamais mangé ni viande, ni pain, […] un peuple à bout de souffle, un peuple mort, […] visages d’affamés, regards éteints, qui à force de souffrir bêtement ont perdu jusqu’au sentiment de la souffrance, le plus précieux de tous. Des consciences traquées, des âmes sans espoir, épouvantées des horreurs qu’elles ont traversées. […] Une jeunesse abrutie, persuadée que les Soviets ont inventé l’électricité et de bien autres choses. » Ce qui ne l’empêche pas, en 1934, de se rapprocher de la CGTU et de participer activement aux manifestations ouvrières lyonnaises.

Robin, le polyglote
Rentré à Paris, il s’initie au hongrois, à l’arabe, au chinois, au gallois, au flamand, au slovène et au macédonien… Il justifie ainsi cet éclectisme : « Le martyre de mon peuple : on m’interdisait en français. J’ai donc appris le croate, l’irlandais, le hongrois, l’arabe et le chinois, pour me sentir un homme délivré. » Il dit ailleurs : « Je ne suis pas breton, français, letton, chinois, anglais : je suis à la fois tout cela. Je suis homme universel et général du monde entier… » Reçu à l’agrégation de lettres, il échoue à l’oral. Il voyage en Italie et en Bretagne. En 1935, il publie sa première critique et ses premiers poèmes dans la revue Europe. Mais Armand Robin démarre parallèlement une activité qui deviendra sa passion durant toute sa courte vie : la traduction. Il traduit des textes et des poèmes issus d’une vingtaine de langues et expliquera sa conception de cet art : « Traduire un poème, c’est conclure une alliance avec un premier traître ; confronté au réel du bon sens, tout beau poème est par nature un contresens orienté par l’harmonie ; rien ne doit, rien ne peut dispenser le poète traducteur de l’impérieux devoir de créer dans une autre langue un contresens équivalent, l’on n’a point affaire aux mots seulement, mais au miracle qui leur a permis d’être poésie. »

Un poète pillé par lui-même !
En 1936, Armand Robin essuie un nouvel échec à l’agrégation : il avait remis aux examinateurs une copie tendant à prouver que Madame de Sévigné n’existait pas ! À l’oral, voici sa conclusion sur un texte de Montaigne sur les pédants : « Les pédants n’ont pas changé. » Comprend qui peut ! Et, visiblement, les correcteurs ont compris le message… De fait, il ne lui reste que la voie de l’écriture. Une écriture singulière qui a du mal à trancher entre prose et poésie. Assez rapidement, il quitte le mensuel Europe, qu’il trouve trop inféodé au PCF, mais continue de publier dans des revues confidentielles. En 1938, il reproche vivement à Guéhomo d’avoir cosigné avec Aragon, Bernanos, Mauriac et Jules Romains L’Appel à l’union nationale, auquel André Breton, Henry Poulaille, Alain, Marcel Martinet, Jean Giono, et d’autres ripostent par le célèbre Refus de penser en chœur. C’est alors qu’il se rapproche de la position des anarchistes. Il collabore en 1939 à la NRF, y fait paraître une traduction de Sur une flûte de vertèbres de Miaskovsky, ce qui lui vaudra d’ailleurs les reproches d’Elsa Triolet.

Robin, l’agent double
En 1940 paraît, chez Gallimard, Ma vie sans moi, où se mélangent poèmes et traductions d’Armand Robin, qui est enfin reconnu en tant que poète. Mais, en décembre de la même année, son poème Temps passés sera censuré par Drieu de la Rochelle 2 pour une allusion à Hitler jugée « indélicate » par le directeur de la NRF… En 1941, Armand Robin est engagé comme collaborateur technique au service des écoutes radiophoniques en langue étrangère du ministère de l’Information, où il est chargé de capter et traduire plusieurs langues la nuit, sur les ondes courtes, ce qui lui sera vivement reproché à la Libération, tandis que Gilles Martinet et Henri-Paul Eydoux attesteront que, depuis 1942, il livrait le double de ses bulletins à la Résistance. Durant cette période, il poursuit ses productions littéraires et traduit Goethe, Pasternak, écrit sur Péguy, Claudel, Eluard, Valéry, Joyce et le surréalisme. En 1943, il est congédié du ministère, lequel est lassé de ses impertinences. Il s’en félicite. Le 5 octobre 1943, il écrit une lettre aux « tueurs » de la Gestapo, où il s’honore de vouloir apprendre la langue hébraïque et dénonce les crimes nazis. Vraisemblablement pris pour un fou, il ne sera pas inquiété, mais se marginalise et, en novembre 1944, probablement sur la demande d’Aragon, le nom d’Armand Robin est ajouté à la liste noire du Comité national des écrivains (CNE) 3.

De passage à la FA et à l’écoute du monde
Après la Libération, Armand Robin s’engage dans la lutte contre la « police de la pensée », adhère à la Fédération anarchiste (FA) reconstruite et signe des papiers dans Le Libertaire. En 1946, il participe, avec Georges Brassens, au groupe du XVe arrondissement de la FA. Mais, petit à petit, Robin se démarque du groupe, qui a trop tendance « à fabriquer des idoles », même s’il continuera à y collaborer régulièrement. Il reprend donc son activité à l’écoute nocturne des radios du monde et analyse la lutte des blocs Est et Ouest « comme le reflet d’une lutte, non pas entre un système socialiste et un système capitaliste, mais entre deux systèmes qui relèvent tous les deux du capitalisme ». Il rejoint l’analyse de George Orwell sur la profonde dénaturation que l’idéologie marxiste-léniniste impose au langage – la fameuse novlangue d’Orwell dans 1984. Toujours en avance sur son temps, il s’alarme de « l’obstination dans le silence sur le problème palestinien ». Pour Armand Robin, « l’outre-écoute de rien me fait entendre tout ». En 1950, il traduit et interprète à la radio des poèmes russes, hongrois, néerlandais, bretons et arabes. Puis, il anime en 1952 une chronique pour la télévision naissante. Toujours intransigeant, il écrit dans Le Libertaire à propos de la disparition d’Eluard : « Paul Eluard, mort ces jours-ci, mais seulement matériellement, nous voudrions obtenir de lui épargner […] une mort définitive : la mort sous le mépris… » En 1953, paraît, aux éditions de Minuit, La Fausse Parole, une réflexion sur la propagande issue de ses années d’écoutes radiophoniques. En 1956, il prend fait et cause pour les Algériens dans leur lutte pour l’indépendance et hurle aux flics qui veulent l’entendre : « Je suis un fellagha ! »

Une fin rapide, dérisoire et énigmatique
En 1959, il traduit Shakespeare et s’endette considérablement en achetant un appartement dans le VIIe arrondissement. Il tombe malade. Ses meubles et ses livres sont saisis par les huissiers. Arrêté le 28 mars 1961 après une altercation dans un café, il est conduit au commissariat de son quartier, puis à l’infirmerie du dépôt, de sinistre réputation à l’époque. Il décède le lendemain dans des conditions jamais éclaircies. Brassens racontera : « Il avait pris l’habitude de téléphoner tous les soirs au commissariat de son quartier. Il demandait le commissaire, déclinait son identité, donnait sons adresse et disait : “Monsieur, j’ai l’honneur de vous dire que vous êtes un con.” Il n’avait pas toujours l’art de se faire des amis… » Après sa mort, deux de ses amis, Claude Roland-Manuel et Georges Lambrichs, tentent de sauver ses manuscrits et tombent sur « une montagne de papiers qui semblait monter jusqu’au ciel. Les déménageurs piétinaient tout, nous avons eu juste le temps de remplir trois valises ». Robert Mallet dira de lui : « Je me souviens d’un être qui toujours apparaissait comme un évadé et disparaissait comme un fugitif. » Et Jacques Chessex : « J’avais quelquefois l’impression que Robin sortait avec son propre fantôme. » En hommage, la NRF publiera L’Homme sans nouvelle, un texte écrit douze ans plus tôt et qui semble donner les clés de sa drôle de vie : « On prétendit m’avoir rencontré. J’eus la faiblesse de me soucier de ce ouï-dire. […] J’ai été troublé, je n’ai pas été persuadé. Aujourd’hui, mieux que jamais, je sais : je n’étais pas là et, donc, on ne pouvait obtenir de nouvelle de moi. »





1. Les Côtes-du-Nord n’avaient pas encore été rebaptisées Côtes-d’Armor.
2. Drieu de la Rochelle dirige sous l’Occupation la NRF et prend parti pour une politique de collaboration avec l’Allemagne qu’il espère voir prendre la tête d’une sorte d’Internationale fasciste…
3. Créé en 1941 sur l’instance du PCF, le CNE se radicalise après la Libération et devient progressivement un organe de contrôle des intellectuels communistes.



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malonem

le 13 avril 2014
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