Presse indépendante : jusqu’à quand ?

mis en ligne le 13 février 2014
L’indépendance et la liberté de la presse menacées ? Banalité que de le constater ; l’affaire n’est pas nouvelle, mais la chose se précise chaque fois un peu plus. En France, pas de censure trop voyante, il y a mieux : le contrôle du cadre régissant la distribution de la presse, qui n’a cessé depuis sa création (loi Bichet d’avril 1947) d’être revisité, manipulé, vidé de sa substance, dévoyant ainsi l’esprit des grands principes issus de la Résistance et de la Libération, qui devaient garantir le pluralisme de la presse d’opinion – même celle qui n’avait pas de grands moyens financiers. Il s’agissait alors de tirer un trait sur toute la période honteuse des journaux collaborationnistes sous Vichy.
Que reste-t-il aujourd’hui de cet « esprit » de la Libération ? Beaucoup de désillusions. Déjà en 1944 Albert Camus s’inquiétait et écrivait dans Combat : « Et pour tout dire d’un mot, la presse libérée, telle qu’elle se présente à Paris après une dizaine de numéros, n’est pas très satisfaisante. » 1 Des années auparavant, alors qu’il officiait au Soir républicain d’Alger, il avait déjà invité ses confrères journalistes à « rester libres, à couper les liens incestueux entre notre profession et les puissances d’argent » 2. Article censuré bien entendu. Ça n’allait pas s’arranger les années suivantes, que ce soit du côté rédactionnel des publications ou pour ce qui est de leur accessibilité pour le lectorat.
Depuis, l’horizon de la presse alternative et indépendante s’est considérablement obscurci au fil des années, particulièrement depuis octobre 2010 quand le principal distributeur, Presstalis (ex NMPP), a décidé de « réformer » le système de rétribution des ventes en kiosques et maisons de la presse. Nous avions déjà largement expliqué dans les colonnes du Monde libertaire 3 en quoi les modifications du système de distribution tournaient le dos aux choix faits à la Libération et entérinées ensuite par la loi Bichet. Entre autres dispositions : obligation de distribuer sur tout le territoire national tous les titres de presse qui en font la demande, avec exposition de tous ces titres dans les points de vente (kiosques ou maisons de la presse), et péréquation des coûts de leur distribution (les « grosses » publications payant pour les « petites »). Ces trois principes devaient garantir la liberté de la presse.
Au fil des ans on a évidemment constaté le détournement de la loi Bichet. Ce n’est plus la liberté de la presse d’opinion qui est garantie, mais celle de la presse de caniveau avec son apothéose actuelle : la presse people.
Mieux : les aides des pouvoirs publics, au lieu d’être destinées en priorité aux titres indépendants, tombent majoritairement dans l’escarcelle des titres à gros tirage, pourtant déjà largement financés par la publicité. Tels les news comme L’Express, Le Point, Le Nouvel Observateur ou autres Paris Match, Gala… sans parler de tous les hebdos TV. Même un mensuel comme Le Monde diplomatique constatait dans son numéro de janvier dernier 4 que les aides octroyées par les pouvoirs publics sont « attribuées à des publications qui ne contribuent en rien à l’information et à la formation du citoyen ». Et de déplorer qu’en 2012 « Télé 7 jours ait reçu trente-huit fois plus d’argent public que Le Monde diplomatique ». En consultant en effet le tableau des aides à la presse 5 on peut voir que sur les deux cents bénéficiaires, le Diplo se retrouve en 178e position, loin derrière Le Journal de Mickey (93e), ou le désinformateur 20 Minutes (109e) et même le très œcuménique Prions en église (121e). Et nous, demanderez-vous ? Nada ; Le Monde libertaire ne doit pas être en odeur de sainteté au ministère de la Culture et de la Communication. Quant à l’exposition des titres en kiosque, vous aurez plus vite fait de trouver ceux concernant la décoration d’intérieur, la mode vestimentaire, le sport, la chasse au sanglier ou la vie sexuelle des termites en milieu urbain, sans parler des revues X (pardon, de charme, selon la définition professionnelle). Pour ce qui est de la presse indépendante, alternative, voire celle révolutionnaire, il vous faudra bien chercher pour la dénicher au fond des linéaires. Cette presse-là subit de plein fouet les conséquences du nouveau système de rétribution des ventes mis en place par Presstalis. Ce n’est pas une attaque frontale, mais sournoise contre tout ce qui peut contester un tant soit peu le capitalisme et ses dérives. Le résultat pour un titre comme le nôtre : une survie de plus en plus difficile et aléatoire : avec la refonte des barèmes de Presstalis, la vente en kiosque ne nous rapporte pratiquement plus rien, alors que les coûts de fabrication de notre hebdomadaire (papier et impression) ont, eux, augmenté. C’est donc à une mort annoncée à plus ou moins long terme qu’on veut nous condamner (d’autres publications alternatives ont déjà disparu des points de vente), sauf à être soutenus, non par les pouvoirs publics (ne rêvons pas), mais par les lecteurs fidèles ou occasionnels. Pour cela, une solution simple, développer les abonnements directs : vous avez en page 2 du Monde libertaire un splendide bulletin d’abonnement qui ne demande qu’à être rempli. Abonnez-vous, réabonnez-vous ; vous ne verrez peut-être pas du pays, mais avec ce soutien financier, vous nous aiderez à divulguer nos idées et à parvenir à une société égalitaire et libertaire. À vos chéquiers, camarades !



1. Combat, 31 août 1944.
2. Article écrit (et refusé) en 1939.
3. « Hurlements en faveur d’une libre distribution de la presse », Le Monde libertaire, n° 1705.
4. « On ne prête qu’aux riches », Le Monde diplomatique, n° 718 (janvier 2014).
5. « Aides à la presse : les chiffres de 2012 », http://www.culturecommunication.gouv.fr.