Quand les chiffres bouffent les lettres : les travailleurs de la presse en défense de leurs métiers

mis en ligne le 13 mars 2014
1734RealizingJeudi 6 mars, la place du Palais-Royal, à Paris, a vu ses pavés foulés par les pieds des travailleurs de la presse. Ces ouvriers du Livre, journalistes, porteurs de presse, employés et cadres, venus de toute la France, s’étaient ici rassemblés pour protester, devant le siège du ministère de la Culture et de la Communication, contre la logique de destruction tous azimuts dont leurs emplois et leurs métiers sont victimes depuis quelques années. Car, malgré de lourdes aides publiques, les groupes de presse, mais aussi les agences de publicité, les imprimeries et les distributeurs n’ont de cesse de mettre en place des plans de licenciements et de départs volontaires (sic), des ruptures conventionnelles et des harmonisations sociales (re-sic) 1. Au final, ce sont des dizaines de milliers d’emplois qui partent en fumée, et ce, bien sûr, au nom des « nécessaires économies » – entendre « rentabilité économique ».

De la médiocrité ambiante
Outre l’impact social qu’impliquent ces mesures drastiques, la disparition de tous ces emplois – mais aussi, parfois, de métiers (celui de correcteur, par exemple) – porte aussi atteinte à la qualité des productions. Mais de qualité, les patrons de presse se soucient bien peu ; l’époque est à la médiocrité généralisée, et les petits gestionnaires à la tête des canards, souvent étrangers à l’industrie du Livre, ne pensent qu’au pognon qu’ils vont amasser et aux dividendes qu’ils reverseront à des actionnaires parasites (mes excuses pour ce pléonasme). Pourtant, la dégringolade, bien réelle, des ventes des journaux dans l’Hexagone s’explique en grande partie par une perte de qualité, tant au niveau des logiques éditoriales qu’au niveau de la rédaction et de la réalisation. Avec des équipes toujours plus réduites et pressurisées dirigées par des zigotos qui ne pensent que « gestion rentable », on ne fait pas de bon travail, et le résultat est là : la presse quotidienne – pour ne parler que d’elle – n’est désormais plus que le pâle reflet de ce qu’elle a pu être 2, et les ventes en pâtissent.

La transition numérique comme alibi
Quand on évoque la situation difficile de la presse en France, partout, et pas seulement dans les bureaux des directions, on en vient à prétendre que la cause de tout cela n’est pas à chercher ailleurs que dans le développement du numérique. À les entendre, les médias Internet, comme hier la télévision, annonceraient la fin imminente de la presse papier, laquelle ne serait plus de ce temps… Pourtant, c’est un fait : dans tous les groupes de presse, la principale ressource financière provient encore, et largement, du journal imprimé. Les publicitaires n’investissent pas suffisamment dans les supports numériques des grands quotidiens qui, en outre, n’offrent guère davantage de qualité – rares sont ceux qui sont corrigés – et de diversité – la plupart des articles sont extraits de la version papier, quand il ne s’agit pas simplement de resucées de dépêches AFP. Loin d’être un concurrent du support imprimé, le numérique pourrait être conçu comme un « plus », un service à développer en parallèle, offrant peut-être davantage de réactivité qu’une édition papier, laquelle serait plutôt destinée à des sujets approfondis. Mais un tel choix impliquerait que les groupes de presse soient moins tournés vers les actionnaires que vers les lecteurs, et que leurs exigences se concentrent sur l’information plutôt que sur une rentabilité économique très aléatoire.

Sarkozy est passé par là
Détenus par quelques vieilles familles patronales (Bolloré, Bouygues, Arnault, Dassault, Lagardère) ou des banques (Crédit agricole et Crédit mutuel), les grands groupes de presse ont dit « Amen ! » lorsque l’ancien président Nicolas Sarkozy a fait plonger le monde de l’information avec son décret du 13 avril 2012. Faisant suite aux fameux états généraux de la presse de 2008, ledit décret entérinait la création d’un Fonds stratégique pour le développement de la presse géré par la Direction générale des médias et de l’industrie culturelle (DGMIC). Depuis lors, ce fonds est chargé de traiter les demandes de la plupart des aides à la presse et de réaliser les versements, le tout à partir de critères essentiellement comptables portant exigence de rentabilité (laquelle passe par les coupes dans les effectifs salariés et l’investissement dans le numérique). Une fois encore, la valeur marchande donne le « la ». Autre aspect intéressant : le comité d’orientation créé pour « superviser la démarche » auprès de la DGMIC est composé de délégués des ministères concernés et de représentants patronaux. Quid des salariés ? Bien que premiers concernés, ils ne sont pas conviés à cette joyeuse pêche à la ligne 3.
Comme on pouvait s’y attendre, l’arrivée de François Hollande à l’Élysée n’a rien changé à la donne. Non seulement le décret d’avril 2012 n’a pas été abrogé – contrairement à ce qu’exigeait la CGT –, mais il a même été conforté par un rapport remis, en mai 2013, à la ministre de la Culture, Aurélie Filippetti (rapport rédigé par une commission qui, sur six membres, comptait trois des principaux animateurs des états généraux de la presse de 2008…). On savait le gouvernement socialiste enclin à courber l’échine devant le patronat, ce refus obstiné de revenir sur le décret Sarkozy en témoigne à nouveau.

Quelles solutions ?
La révolution ? Sans doute. Mais, en attendant, il faut bien sauver les meubles, nos meubles. La Fédération des industries du Livre, du papier et de la communication (Filpac-CGT) propose quelques pistes qui, en l’état, semblent pertinentes, à savoir :
– « L’attribution d’aides à l’initiative éditoriale » contrôlées pour s’assurer qu’elles ne servent pas à financer les licenciements ou les dividendes des actionnaires.
– Favoriser la création « de sociétés d’information indépendantes des cent familles du patronat national, des monstres Google, Microsoft, Facebook, Twitter et Apple ».
– Créer des sociétés d’information à but lucrativement limité, et ce afin de supprimer la toute-puissance de la logique marchande.
– Promulguer « une loi générale protégeant l’information des forces de l’argent ».
Comme souvent avec la Filpac-CGT, les propositions tiennent la route sur le papier, mais la combativité fédérale se cantonne aux mots. Le rassemblement du 6 février était certes une bonne initiative – enfin, tout est relatif… –, mais on ne pourra s’en contenter si l’on souhaite réellement construire un front syndical pour contrecarrer les logiques destructrices, voire suicidaires, du patronat de la presse. La lutte, si elle prend forme, est d’autant plus essentielle qu’elle pourrait être l’occasion d’élaborer et de porter une réflexion plus générale, et moins « courtermiste », sur ce que nous attendons de la presse, sur ce que signifient « indépendance » et « pluralité » et par qui et comment elle doit être réalisée. Un gros travail, en somme, dont les anarcho-syndicalistes ne pourront faire l’économie.







1. Le tract de la Filpac-CGT distribué à cette occasion traduit bien le principe de ces « harmonisations » : « Faire disparaître en l’espace d’une négociation nombre d’acquis sociaux. »
2. Bien sûr, quand je parle de « qualité », je ne parle pas de la justesse des points de vue exprimés : globalement, la grande presse sait jouer avec l’opinion pour se faire garante d’un certain ordre économique et politique. Mais, au-delà de l’idéologie dominante qui transparaît souvent dans leurs colonnes, reste que les journaux demeurent – dans une moindre mesure, et de moins en moins – des supports d’information et de réflexion essentiels, pourvu qu’on les lise avec un esprit critique toujours en éveil.
3. Les salariés sont d’autant plus concernés que, conséquentes quand elles sont versées, les aides à la presse sont massivement « détournées » par les grands groupes pour financer les plans de licenciement ou de départs volontaires.