Mon entretien avec Sverdlov : Makhno en visite au Kremlin (juin 1918)

mis en ligne le 27 mars 2014
J’arrivai aux portes du Kremlin avec l’idée bien arrêtée de voir Lénine et, si possible, Sverdlov et d’avoir un entretien avec eux. Derrière un guichet, un homme de service était assis. Je lui tendis l’attestation qu’on m’avait délivrée au soviet de Moscou. L’ayant lue attentivement, il m’établit un laissez-passer qu’il fixa lui-même à mon attestation et je franchis le porche donnant accès à l’intérieur du Kremlin. Là, un fusilier letton faisait les cent pas. Je passai à côté de lui et m’engageai dans la cour, où je me trouvai nez à nez avec une autre sentinelle à laquelle on pouvait demander de vous indiquer le bâtiment où l’on voulait aller. Au-delà, on était libre de se promener, de regarder les canons et boulets de différents calibres, antérieurs ou postérieurs à Pierre le Grand, de s’arrêter devant le Tsar Bourdon (une cloche monumentale) et d’autres curiosités bien connues ou de se rendre directement dans un des palais.
Je tournai à gauche et m’engouffrai dans un de ceux-ci (j’ai oublié son nom), je montai un escalier, je crois jusqu’au deuxième étage, j’arpentai sans rencontrer personne un long couloir où, sur les pancartes accrochées aux portes, on lisait : « Comité central du parti » ou bien « Bibliothèque », mais, n’ayant besoin ni de l’un ni de l’autre, je continuai ma route, n’étant d’ailleurs pas sûr qu’il y eût quelqu’un derrière ces portes.
Les autres pancartes ne donnant toujours pas de nom, je revins sur mes pas et m’arrêtant devant celle où j’avais lu : « Comité central du parti », je frappai à la porte. « Entrez », répondit une voix. À l’intérieur du bureau, trois personnes étaient assises. Parmi celles-ci, il me sembla reconnaître Zagorski, que j’avais vu deux ou trois jours plus tôt dans un des clubs du parti bolchevik. Je m’adressai à ces personnes, qui, dans un silence de mort, étaient occupées à quelque chose, pour qu’elles me disent où se trouvait le bureau du Comité central exécutif.
Un des trois, Boukharine, si je ne me trompe, se leva et, prenant sa serviette sous le bras, dit à ses collègues, mais assez haut pour que j’entende : « Je vous laisse, j’indiquerai à ce camarade, me désignant d’un geste du menton, le bureau du CCE. » Et il se dirigea vers la porte. Je remerciai les personnes présentes et sortis avec celle qui me semblait être Boukharine. Un silence sépulcral continuait à régner dans le couloir.
Mon guide me demanda d’où je venais. « D’Ukraine », répondis-je. Il me posa alors plusieurs questions sur la terreur à laquelle l’Ukraine était en proie et voulut savoir comment j’avais pu gagner Moscou. Arrivés à l’escalier, nous nous arrêtâmes pour continuer la conversation. Finalement, mon guide occasionnel m’indiqua une porte à droite de l’entrée du couloir, où, selon lui, on me donnerait les renseignements dont j’avais besoin. Et après m’avoir serré la main, il redescendit l’escalier et sortit du palais. J’allai à cette porte, je frappai et j’entrai. Une jeune fille me demanda ce que je voulais.
« Je voudrais voir le président du Comité exécutif du Soviet des députés ouvriers, paysans, soldats et cosaques, le camarade Sverdlov », répondis-je.
Sans mot dire, la jeune fille s’assit derrière une table, prit mon attestation et mon laissez-passer, les parcourut, recopia quelques mots et m’établit un autre laissez-passer où était indiqué le numéro du bureau où je devais aller. Dans le bureau où m’avait envoyé la jeune fille, je trouvai le secrétaire du CCE, un homme bien planté, de mise soignée, mais aux traits fatigués. Il me demanda ce que je voulais. Je le lui expliquai. Il me réclama mes papiers. Je les lui remis. Ceux-ci l’intéressèrent. Il me questionna :
– « Ainsi, camarade, vous arrivez du sud de la Russie ?
– Oui, je viens d’Ukraine », répondis-je.
– « Vous étiez déjà président du Comité de défense de la révolution du temps de Kerensky ?
– Oui.
– Vous êtes donc socialiste révolutionnaire ?
– Non.
– Quels liens avez-vous ou avez-vous eus avec le parti communiste de votre région ?
– Je suis en relations personnelles avec plusieurs militants du parti bolchevik », répondis-je.
Et je citai le nom du président du Comité révolutionnaire d’Alexandrovsk, le camarade Mikhailevitch, et de quelques autres militants d’Ekaterinoslav. Le secrétaire se tut un instant, puis m’interrogea sur l’état d’esprit des paysans du « sud de la Russie », sur leur comportement à l’égard des troupes allemandes et des soldats de la Rada centrale, sur leur attitude envers le pouvoir des Soviets, etc.
Je lui donnai quelques brèves réponses qui manifestement le contentèrent ; personnellement, je regrettai de ne pouvoir m’étendre davantage.
Ensuite, il téléphona je ne sais où et aussitôt m’invita à me rendre dans le cabinet du président du CCE, le camarade Sverdlov.
En m’y rendant, je pensais aux fables colportées par les contre-révolutionnaires aussi bien que par les révolutionnaires, voire par mes propres amis, adversaires de la politique de Lénine, Sverdlov et Trotsky, à savoir qu’il était impossible de s’introduire auprès de ces divinités terrestres. Ils étaient, disait-on, entourés de gardes du corps et le chef de ceux-ci ne laissait entrer que les visiteurs dont la tête lui plaisait.
Maintenant, accompagné du seul secrétaire du CCE, je me rendais compte de l’absurdité de ces rumeurs. Sverdlov nous ouvrit lui-même la porte avec un bon sourire, empreint, me sembla-t-il, de camaraderie, me tendit la main et me conduisit à un fauteuil. Après quoi, le secrétaire du CCE retourna à son bureau. Le camarade Sverdlov me parut en bien meilleure forme que son secrétaire. Il me donna aussi l’impression qu’il s’intéressait davantage que lui à ce qui s’était passé en Ukraine ces deux ou trois derniers mois. Il me dit d’emblée :
– « Vous arrivez donc, camarade, de notre Sud en pleine tourmente ; quel travail faisiez-vous là-bas…
– Le même que celui qu’accomplissaient les grandes masses de travailleurs révolutionnaires de la campagne ukrainienne. Ceux-ci, après avoir pris une part active à la Révolution, tentèrent d’obtenir leur émancipation totale. Dans leurs rangs, je fus, peut-on dire, toujours le premier à marcher dans cette voie. Aujourd’hui, par suite du recul du front révolutionnaire ukrainien, j’ai échoué momentanément à Moscou.
– Que dites-vous là, camarade », s’écria le camarade Sverdlov m’interrompant. « Les paysans dans le Sud sont pour la plupart des koulaks ou des partisans de la Rada centrale. »
J’éclatai de rire sans trop m’étendre mais en appuyant bien sur l’essentiel, je lui décrivis l’action des paysans organisés par les anarchistes dans la région de Goulaï-Polé contre les troupes d’occupation austro-allemandes et les soldats de la Rada centrale.
Apparemment ébranlé, le camarade Sverdlov ne cessait portant de répéter : « Pourquoi donc n’ont-ils pas épaulé nos gardes rouges ? D’après nos renseignements, les paysans du Sud ont subi la contagion du pire chauvinisme ukrainien et, partout, ils ont accueilli les troupes demandées et les soldats de la Rada avec des transports de joie, en libérateurs. »
Sentant la nervosité me gagner, je me mis avec vigueur à réfuter les informations de Sverdlov sur la campagne ukrainienne. Je lui avouai que j’étais moi-même l’organisateur et le chef de plusieurs bataillons de volontaires paysans qui menaient la lutte révolutionnaire contre les Allemands et la Rada et j’étais sûr que les paysans pourraient recruter dans leur sein une puissante armée pour combattre ceux-ci, mais ils ne voyaient pas nettement le front de guerre de la Révolution. Les unités de gardes rouges qui, de leurs trains blindés, s’étaient battues le long des voies ferrées sans jamais s’en éloigner, reculant au premier échec sans se soucier bien souvent de rembarquer leurs propres combattants et abandonnant à l’ennemi des dizaines de verstes, que celui-ci avançât ou non, ces unités, dis-je, n’inspiraient pas confiance aux paysans qui se rendaient compte qu’isolés dans leurs villages et dépourvus d’armes ils étaient à la merci des bourreaux de la Révolution. En effet, les trains blindés des gardes rouges n’envoyaient jamais de détachements dans les villages situés dans un rayon de dix ou vingt kilomètres non seulement pour leur donner des armes, mais aussi pour stimuler les paysans et les pousser à des coups de main audacieux contre les ennemis de la Révolution en prenant part eux-mêmes à l’action.
Sverdlov m’écoutait attentivement et de temps à autre s’exclamait : « Est-ce possible ? » Je lui citai plusieurs unités de gardes rouges appartenant aux groupes de Bogdanov, Svirski, Sabline et autres ; je lui signalai avec plus de calme que les gardes rouges chargés de défendre les voies ferrées au moyen de trains blindés avec lesquels il leur était possible de prendre rapidement l’offensive, mais aussi de battre le plus souvent en retraite, ne pouvaient inspirer confiance aux masses paysannes. Or, ces masses voyaient dans la Révolution le moyen de se débarrasser de l’oppression non seulement des grands propriétaires et des riches koulaks, mais aussi de leurs hommes à gages, de se soustraire au pouvoir politique et administratif du fonctionnaire de l’État et dès lors étaient prêtes à se défendre et à défendre leurs conquêtes contre les exécutions sommaires et les destructions massives tant des Junkers prussiens que des troupes de l’hetman (Skoropadsky).
– « Oui, disait Sverdlov, je crois que vous avez raison pour ce qui est des gardes rouges… mais nous les avons maintenant réorganisés dans l’Armée rouge, laquelle est en train de prendre des forces, et si les paysans du Sud sont animés, comme vous me le décrivez, d’un tel élan révolutionnaire, il y a de grandes chances pour que les Allemands soient battus à plate couture et que l’hetman morde la poussière à bref délai ; alors le pouvoir des Soviets triomphera en Ukraine également.
– Cela dépendra de l’action clandestine qui sera menée en Ukraine. J’estime pour ma part que cette action est aujourd’hui plus nécessaire que jamais à condition qu’elle soit organisée, qu’on lui donne une forme combative, ce qui inciterait les masses à s’insurger ouvertement dans les villes et dans les campagnes contre les Allemands et l’hetman. Sans soulèvement d’un caractère essentiellement révolutionnaire à l’intérieur de l’Ukraine, on n’obligera pas les Allemands et les Autrichiens à évacuer ce pays, on ne pourra pas mettre la main sur l’hetman et sur ceux qui le soutiennent ou les forcer à prendre la fuite avec leurs protecteurs. N’oubliez pas que, en raison du traité de Brest-Litovsk et des facteurs politiques avec lesquels notre Révolution doit compter à l’extérieur, une offensive de l’Armée rouge est inconcevable. » Pendant que je lui tenais ces propos, le camarade Sverdlov prenait des notes.
– « En l’occurrence, je partage entièrement votre point de vue, me dit-il. Mais qu’êtes-vous ? Communiste ou socialiste révolutionnaire de gauche ? On voit bien, par le langage que vous tenez, que vous êtes Ukrainien, mais auquel des deux partis vous appartenez, on ne le comprend pas. »
Cette question, sans me troubler (le secrétaire du CCE me l’avait déjà posée), me mit dans l’embarras. Que faire ? Dire carrément à Sverdlov que j’étais anarchiste communiste, le camarade et l’ami de ceux que son parti et le système étatique créé par ce dernier avaient écrasés deux mois plus tôt à Moscou et dans plusieurs autres villes, ou me cacher sous un autre drapeau ? J’étais perplexe et Sverdlov s’en aperçut. Révéler au milieu de notre entretien ma conception de la révolution sociale et mon appartenance politique, je ne le voulais pas, les dissimuler me répugnait également. C’est pourquoi, après quelques secondes de réflexion, je dis à Sverdlov :
– « Pourquoi vous intéressez-vous tellement à mon appartenance politique ? Est-ce que mes papiers, qui vous montrent qui je suis, d’où je viens et le rôle que j’ai joué dans une certaine région pour organiser les travailleurs des villes et des campagnes en même temps que des groupes de partisans et des bataillons de volontaires pour combattre la contre-révolution qui sévit en Ukraine, ne vous suffisent pas ? »
Le camarade Sverdlov s’excusa et me pria de ne pas douter de son honneur révolutionnaire ou de le soupçonner de manquer de confiance en moi. Ses excuses me parurent si sincères que je me sentis mal à l’aise et, sans hésiter davantage, je lui déclarai que j’étais anarchiste communiste de la tendance Bakounine Kropotkine.
– Quel anarchiste communiste êtes-vous, camarade, puisque vous admettez l’organisation des masses laborieuses et la direction de elles-ci dans la lutte contre le pouvoir du capital ? » s’écria Sverdlov avec un sourire de camaraderie. Devant son étonnement, je répondis au président du CCE :
– « L’anarchisme est un idéal trop réaliste pour ne pas comprendre le monde moderne et les événements actuels, et la part que ses adeptes prennent d’une manière ou d’une autre à ces événements est visible, et pour ne pas tenir compte de l’orientation qu’il doit donner à son action et des moyens qu’il lui faut employer pour cela.
– Je le veux bien, mais vous ne ressemblez pas du tout à ces anarchistes qui, à Moscou, avaient installé leur siège dans la Malaïa Dmitrovka », me dit Sverdlov, et il voulut ajouter quelque chose à ce sujet, mais je l’interrompis :
– « L’écrasement par votre parti des anarchistes de la Malaïa Dmitrovka doit être considéré comme une chose pénible qu’il faudra éviter à l’avenir dans l’intérêt de la Révolution. »
Sverdlov marmonna quelque chose dans sa barbe et, se levant de son fauteuil, s’approcha de moi, posa ses mains sur mes épaules et me dit :
– « Je vois que vous êtes très au courant de ce qui s’est passé lors de notre retraite d’Ukraine et, surtout, de l’état d’esprit des paysans. Ilitch, notre camarade Lénine, serait certainement content de vous entendre. Voulez-vous que je lui téléphone ? »
Je répondis que je ne pourrais en dire beaucoup plus au camarade Lénine, mais Sverdlov tenait déjà le téléphone et avisait Lénine qu’il avait auprès de lui un camarade porteur de renseignements très importants sur les paysans du sud de la Russie et sur leurs sentiments à l’égard des troupes d’invasion allemande. Et, sur-le-champ, il demanda à Lénine quand il pourrait me recevoir. Un instant après, Sverdlov posa le téléphone et m’établit de sa main un laissez-passer me permettant de revenir. En me le remettant il me dit :
– « Demain, à une heure de l’après-midi, venez directement ici ; nous irons ensemble chez le camarade Lénine… Puis-je compter sur vous ?
– Comptez sur moi », fut ma réponse.

Nestor Makhno