Manières d’agir (1ère partie)

mis en ligne le 15 mai 2014
1741BanksyC’est Engels, un marxiste, qui un des premiers pointa du doigt ce qu’il estimait être une certaine incohérence des anarchistes à vouloir faire une révolution armée : « Je ne connais pas d’affaire plus autoritaire qu’une révolution, et quand on impose sa volonté aux autres avec des bombes et des fusils comme cela se fait dans toutes les révolutions, il me semble que l’on fasse preuve d’autorité. Ce fut le manque de centralisation et d’autorité qui a coûté la vie à la Commune de Paris. » (Engels, Lettre à C. Terzaghi, 14 janvier 1872.)
Un autre, Lénine, écrivait dans L’État et la Révolution : « Les ouvriers doivent-ils, en renversant le joug des capitalistes, “déposer les armes” ou les utiliser contre les capitalistes afin de briser leur résistance ? Or, si une classe fait systématiquement usage de ses armes contre une autre classe, qu’est-ce donc sinon une “forme passagère” de l’État ? »
Toutefois, Eduardo Colombo − qui lui est anarchiste − écrit : « La violence de l’opprimé, du révolté, est nécessaire et légitime. La violence qui libère n’est pas du même ordre que la violence qui opprime. » (« Prolégomènes à une réflexion sur la violence », Réfractions, n° 5, 2000.)
À propos de la décolonisation, on trouvera en Frantz Fanon, dans Les Damnés de la terre, un autre défenseur de cette nécessité de la violence ; œuvre que préfaça Jean-Paul Sartre qui écrit : « Car, en le premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre ; le survivant, pour la première fois, sent un sol national sous la plante de ses pieds. »
Ces citations ne sont là que pour poser rapidement la problématique d’une réflexion libertaire sur la révolution, sur la violence et sur l’autorité. Et nous admettrons que c’est une vue de l’esprit que de croire que cette société dominatrice et exploiteuse va laisser, sans résistance, la place au monde de justice et de liberté que nous espérons. Il est certain qu’il ne suffira pas de faire monter suffisamment haut la tension populaire pour que le pouvoir bascule. Mais la violence est-elle réellement l’accoucheuse de l’histoire ? Ou, alors, de quelle histoire ? Il n’est pas malsain de se poser cette question, de douter, de pratiquer l’inventaire de notre passé historique comme le fit Louis Mercier Vega dans un contexte proche et qui de son côté écrivait : « Bâtie sur des hommes, la Révolution espagnole n’est ni une construction parfaite ni un château de légende. La première tâche nécessaire à notre équilibre est de réexaminer la guerre civile sur pièces et sur faits et non d’en cultiver la nostalgie par nos exaltations. Tâche qui n’a jamais été menée avec conscience et courage, car elle eût abouti à mettre à nu non seulement les faiblesses et les trahisons des autres, mais aussi nos illusions et nos manquements, à nous, libertaires. » (Témoins, « Fidélité à l’Espagne », n° 12-13, 1956.)
Mais il s’agit, en ce qui nous concerne, moins de faire un inventaire critique − qui certainement aurait grand intérêt − que de continuer notre réflexion pour tenter d’ouvrir d’autres voies, d’amener des idées nouvelles… Des idées nouvelles ? Bakounine défiait « qui que ce soit d’en inventer… ».

La révolution
C’est la « transformation soudaine et radicale d’une société », si l’on accepte, parmi les nombreuses définitions de ce terme, celle qui rassemble le maximum de suffrages quand bien même cette transformation se limite, la plupart du temps, à une simple réorganisation politique au sommet. Il est néanmoins possible de nuancer cette affirmation en disant qu’il y a d’abord un moment insurrectionnel soudain et bref, et que le changement révolutionnaire prend lui plus de temps. Pour les socialistes – au sens très fort du mot –, qu’ils soient marxistes ou anarchistes, autoritaires ou libertaires, une révolution réellement sociale impose une prise de possession collective des moyens de production et de distribution. D’autres groupes avancent − qui se réclament d’un changement tout aussi fondamental − que la révolution « ne vise pas une permutation des possesseurs du pouvoir, mais un bouleversement radical de son exercice par l’instauration d’une démocratie directe où les peuples établissent une véritable sphère publique » (Lieux communs).
Pour autant, ce changement, à notre avis, n’a d’intérêt que s’il contient, de plus, une modification des relations interpersonnelles. Mais l’état de servitude dans lequel nous vivons depuis des millénaires rendant nécessaire un long et difficile travail d’éducation sur nous-mêmes − qui conditionne la possibilité d’un changement réellement profond −, toutes ces conditions peuvent-elles se réaliser « soudainement » ? Par ailleurs, comme l’a bien relevé René Fugler, dans Le Monde libertaire, en pointant le travail de Georges Sorel sur le sujet, nous savons que l’accès à une société meilleure et plus juste relève à la fois du mythe et de l’utopie. Tous les récits antiques évoquent un âge d’or ou une terre paradisiaque. Toutes les civilisations et toutes les cultures chantent l’existence d’un monde merveilleux où couleraient le lait et le miel. Mais, pour Sorel, le mythe présente une image dynamique alors que l’utopie est une construction intellectuelle. On voit, en effet, à chaque génération, se faire un travail de l’imaginaire pour qu’advienne un monde rêvé de justice et de bonheur. Et ce rêve, depuis l’origine du mouvement, se perpétue encore dans l’esprit des libertaires.
Après les tentatives religieuses des anabaptistes de Münster, en Allemagne, dans l’année 1534 pour instaurer la cité idéale, ou celles des jésuites du Paraguay, au début du XVIIIe siècle, entraînant bien malgré eux les peuples indiens guaranis, vint le temps des espérances et des mises en pratique laïques. Ces grands moments historiques inachevés peuvent sans doute se compter sur les doigts d’une main, mais ils vivent désormais dans l’imaginaire politique et social sur la planète entière. Il y eut, pour être très bref, la Révolution française de 1789, puis la Commune de Paris, puis la révolution d’Octobre et enfin la Révolution espagnole, cette dernière indubitablement la plus aboutie pour ses réalisations sociales. Nombre de ces moments révolutionnaires ne tinrent pas leurs promesses, avortèrent ou furent réprimés dans le sang. De tous ces essais, il ne reste que des récits qu’il n’est pas possible, maintenant, de citer tous.
Ainsi les Dix Jours qui ébranlèrent le monde, ce magnifique livre de John Reed dont la fonction réelle fut d’occulter le rôle que les anarchistes jouèrent et également le fait que la révolution russe avait commencé quelques mois plus tôt ; ce récit se révéla être finalement une opération mensongère écrite par les vainqueurs. Un autre récit, celui-là écrit par les vaincus, encore plus passionnant, c’est le gros bouquin des Fils de la nuit d’Antoine Gimenez et des giménologues sur la Révolution espagnole. Témoignage subjectif d’un acteur replacé dans son contexte historique par un collectif de rédacteurs avertis. Et nous pourrions en citer bien d’autres…
Un récit plus personnel, celui de Simone Weil qui s’engagea dans la colonne Durruti − et non dans les Brigades internationales comme l’écrit de façon orientée le Petit Robert de 2011 −, récit qu’elle confia à Georges Bernanos et qui fut publié par la revue Témoins, qu’il faut lire avec la contestation qu’en fit Louis Mercier Vega qui nous fait penser qu’il s’agissait pour ce dernier de décrire une guerre aussi propre que possible du côté des révolutionnaires et que la violence n’était qu’une partie d’un ensemble que l’on ne maîtrisait pas complètement. Sans doute les militants libertaires furent-ils dépassés par l’ampleur des événements qu’ils vécurent et qui les amenèrent à la tragédie finale que l’on sait, issue inévitable si l’on regarde de plus près les forces internationales, militaires et politiques en présence. Événements tellement incontrôlables − qui auraient exigé une créativité sociale inouïe − que des leaders libertaires en vinrent à se fourvoyer en diverses ornières. Certains, comme Buenaventura Durruti ou Antonio Ortiz, se transformèrent d’une certaine manière en des généraux d’armée ; mais Makhno les avaient précédés en Ukraine. D’autres devinrent ministres d’État comme Federica Montseny ou José García Oliver. Ce dernier déclara cependant, bien après les événements, que lorsqu’on est ministre − ministre de la Justice quant à lui − on cesse d’être anarchiste. On lira avec grand intérêt les entretiens de Juan Garcia Oliver avec Freddy Gomez publiés dans À Contretemps.
Oui, mais comment faut-il nommer le fait de devenir ce que l’on combat ? Par ailleurs − mais est-ce là procéder à une mesquine comptabilité ? −, les anarchistes russes, ukrainiens et espagnols payèrent cher en vies humaines leurs généreux combats, de même que les militants mexicains et argentins et combien d’autres ; ils ne s’économisèrent jamais. Les anarchistes espagnols furent si peu économes de leurs personnes que, longtemps après la victoire de Franco, des jeunes libertaires, traversant les Pyrénées, continuèrent régulièrement à aller à la mort avec la volonté d’abattre la dictature. Se poser des questions, essayer de refaire une histoire qui a mal tourné, ruminer ce passé qui est le nôtre, c’est pourtant ce qu’a fait, quoique très brièvement, Louis Lecoin au détour d’une page : « Maintenant que nous savons que ni la FAI ni la CNT, alliées par la suite aux antifascistes de différentes nuances, ne purent empêcher les hordes franquistes de triompher à la longue, j’en suis à me demander s’il n’eût pas été souhaitable que Franco l’emportât sans coup férir. Son triomphe n’eût été qu’éphémère, le temps seulement d’empêcher Hitler et Staline de s’en mêler. Toute l’Espagne du progrès restait ainsi disponible, et sa revanche ne pouvait tarder. Des milliers de militants et l’avenir du syndicalisme libertaire n’eussent point succombé dans les batailles avec tant d’autres combattants sincèrement antifascistes. Cottin et Berneri ne seraient pas morts ! Ne seraient pas morts non plus Ascaso, Durruti… » Oui, s’exposer à l’ennemi sur son propre terrain avec les mêmes armes que lui, affronter des professionnels de la violence armée, n’était-ce pas être d’avance perdants ?
(À suivre.)