Terracotta daughters

mis en ligne le 22 mai 2014
1742terracotadaughtersUne exposition particulièrement intéressante est présentée dans deux lieux de la capitale, intéressante parce que les objets exposés sont très beaux, parce que le sens donné à ces œuvres est très fort, parce que l’accomplissement de ce projet est une belle aventure humaine.
La magie de l’artiste, Prune Nourry, a permis à huit petites filles chinoises, issues d’un orphelinat, de prêter leurs traits à des statues en pied qui s’inspirent de l’armée de l’empereur chinois Quin Shi. Cette histoire remonte au IIIe siècle avant J-C. Ce monarque voulait retrouver après sa mort ce qu’il avait eu sur terre et fit mouler les soldats en terre cuite d’une armée qui devrait le protéger dans l’au-delà. Elle va compter jusqu’à 8 000 soldats. Ces statues mesurent de 1,8 m à 2 m, elles sont toutes uniques. Elles furent découvertes par hasard par des fermiers creusant un puits en 1974. Elles sont maintenant classées au patrimoine mondial de l’Unesco. Certaines de ces statues magnifiques ont été exposées à Paris, à la Pinacothèque.
Ce sont ces soldats de terracotta qui ont inspiré Prune Nourry pour imaginer les Terracotta daughters.
La logique de l’artiste est d’aborder un sujet de société et de le traiter en utilisant la richesse de la culture locale. Le thème qui l’intéresse dans ce cas est la sélection du sexe en Chine. Elle a étudié cette question dans le pays même en rencontrant notamment le professeur Li Shuzho, responsable de la campagne « care for girls » pour l’amélioration de la condition des filles dans les familles chinoises.
La Chine et l’Inde constituent à elles seules un tiers de la population mondiale et présentent un même déséquilibre entre les sexes. Ce phénomène sociologique s’explique par le fait que les familles préfèrent la naissance d’un garçon qui prendra soin des parents quand ils seront vieux. Par contre, la fille quittera la maison pour se marier et il faudra s’acquitter d’une dot. L’utilisation des échographies destinées à connaître le sexe de l’enfant, bien qu’interdites, a fait augmenter le nombre des avortements de filles. Le nombre d’hommes célibataires croît donc depuis les années quatre-vingt. Et la situation des filles et des femmes se dégrade considérablement : kidnapping et vente de filles et de femmes, mariages forcés, prostitution, migration des populations.
« Par ce travail, Prune cherche à mettre en lumière la complexité tant historique qu’internationale de la préférence pour les garçons. »
Les fruits de ce travail, sociologique et culturel, sont des statues de terre de ces huit petites filles orphelines qui leur ont prêté leurs traits. Des traits figés à jamais, qui ne deviendront jamais femmes, des femmes enterrées et qui rejoindront l’armée morte des milliers de femmes en devenir, enterrées dans la terre mortifère de leur pays infanticide et foeticide. À elles seules, elles constituent une armée de petites filles abandonnées parce que filles.
La performance de Prune Nourry ne s’arrête pas là : une collaboration inédite s’est mise en place pour créer ces œuvres. Prune a travaillé avec les artisans qui restaurent les soldats endommagés avec les techniques en cours il y a deux mille ans sur le site même de l’armée morte à Xi’an. L’artisan pressenti pour travailler avec Prune, Xian Feng, ne comprenait pas du tout la démarche de l’artiste. Et puis il s’est pris au jeu et cette création est aussi devenue son œuvre ; cette collaboration s’est traduite par un échange très riche entre les deux « ouvriers » malgré le barrage de la langue ! Et l’artisan a créé 108 autres statues à partir des huit modèles initiaux, toutes différentes, grandeur nature, habillées dans un costume qui rappelle les manteaux des guerriers. Ce sont donc 116 statues qui sont exposées. Le résultat est saisissant !
Lors de ma visite à la Pinacothèque, j’avais rêvé d’un plus grand espace comme le Grand Palais, avec sa verrière éclatantede lumière, révélant ces hommes revenus de l’ombre et enfin offerts aux regards d’humains d’un autre siècle.
Au « 104 », mon rêve se réalise : dans l’immensité de la cour intérieure, toutes ces petites filles sont alignées mais la magie n’opère pas comme je l’avais imaginée ! Je suis même décontenancée : j’ai l’impression d’être dans une cour d’école. Une triste cour d’école : toutes ces petites filles sagement alignées, le regard absent, le visage vide, cette couleur grise. C’est austère. Il faut du temps pour se laisser imprégner par cette atmosphère et avoir à l’esprit le message de l’artiste. Alors l’émotion monte : toute cette armée de petites filles, abandonnées parce que filles, qui ne deviendront jamais femmes, figées pour l’éternité ! Les huit petites filles qui ont servi de modèles sont originaires de zones rurales, particulièrement touchées par la préférence faite aux garçons.
L’image est renforcée par le projet de Prune Nourry d’enterrer cette armée en Chine, dans un endroit tenu secret, après la fin de la tournée mondiale prévue en 2015, et en 2030, d’excaver ces statues. C’est bien d’une armée de l’ombre dont il s’agit, armée de femmes en devenir mais sans avenir, femmes enterrées avant que d’avoir été ! Qu’elles sont belles et hiératiques. Mais No future !



Marie-Jo
Emission Femmes libres


Les 116 statues sont exposées dans la cour du « 104 » (5 rue Curial 75019 — M° Riquet), jusqu’au 1er juin 2014, les mercredis, jeudis, samedis et dimanches de 14 heures à 19 heures.