Le destin des merveilles

mis en ligne le 19 juin 2014
L’informatique, chacun le sait, est une merveille. Une merveilleuse merveille, parce que l’informatique est une merveille propre. Pas de gaz d’échappement sur un ordinateur ! Pas de déchets radioactifs pour un serveur ! Pas de lisier pour un texteur ! Le monde dématérialisé est un monde pur, nous assurent les Nouveaux Gnostiques (en américain courant : les geeks). Que de l’âme, pas la moindre bidoche ! « Cleanliness is next to godliness » (« La propreté est voisine de la sainteté »), disaient déjà les Puritains américains. Hélas, voilà que débarquent les vilains athées systématiques, les entrebaîlleurs de couches, les souleveurs de carpettes, les renifleurs d’aisselles. Et l’informatique s’avère, comme toujours avec les jouets favoris des riches, beaucoup moins propre que ne l’ont proclamé ses thuriféraires.

Ogre des forêts
Prenons par exemple un exemple qui vous a sans doute fait grincer des dents à vous aussi : toutes ces lettres d’entreprises et d’administrations qui vous reprochent de demander encore des factures papier, de payer encore par chèque, de ne pas encore contempler les béances sidérales de votre compte bancaire sur l’écran de votre ordinateur. Passez à l’e-misère ! Payez par l’e-soumission ! Pliez l’e-genou ! Car chacun sait que l’informatique va bientôt envoyer le papier, cet ogre des forêts, au rayon des curiosités, au marché aux puces des technologies. Ahem. Nous en sommes, mondialement, à 339 millions de tonnes de papier par an. La consommation mondiale de papier d’impression et d’écriture augmente de 3,3 % par an. Un taux qui signifie un doublement à relativement court terme. À titre de comparaison, les USA en 1956 en consommaient 7 millions de tonnes. En 2013, les trois plus gros consommateurs de papier par tête d’habitant (on frôle les 300 kg par an) furent la Finlande, la Suède et les États-Unis. Les lectrices avisées auront immédiatement identifié là trois des nations les plus informatisées de la planète.

Si tous les gars du monde pouvaient se donner la main
À chaque fois, on nous le promet : avec les nouveaux moyens de communication, plus besoin de se déplacer ! Le téléphone allait remplacer la crasseuse locomotive à charbon. Certes, le tchou-tchou a disparu, mais Samsung n’a pas occis Ryanair (ce que l’on peut regretter). D’ailleurs, à propos de téléphone portable (un objet rangé dans la catégorie appelée, justement, téléphonie mobile), qui donc ignore qu’un bon quart, peut-être un bon tiers des conversations sur portables consistent à s’assurer du bon rapprochement de Jules et Julie en route vers leur heureuse rencontre ? Que n’a-t-on entendu sur les prodiges du télétravail qui allait mettre les villes à la campagne, ou au moins permettre à la main-d’œuvre en col blanc de repeupler les villages auvergnats ? En visite récemment à Pléaux, Cantal, 1 500 habitants, j’y ai compté 22 maisons à vendre, et je n’ai pas croisé beaucoup de couples rayonnants derrière leur poussette.

Amazon, c’est la zone
Plus merveillogène que n’importe quoi d’autre, Amazon. Grâce à la société de M. Bezos, le consommateur devient roi, et peut s’offrir partout sur la planète tout ce qu’offre la planète, sans bouger de son fauteuil (qui meuble une confortable maison cantaloue). Peut-être, mais cela signifie que les camions du monde entier se ruent dans le monde entier pour apporter dans les entrepôts (répartis aussi dans le monde entier) d’Amazon, les objets qui en repartent aussi sec pour combler les consommateurs du monde entier. Glissons sur les travailleurs d’Amazon qui chient des pendules, cantaloues. Et les pendules cantaloues, ça n’est pas de l’ultraplate. Des insolents affirment ainsi que, dans la bonne ville de Tokyo, un livre arrivant dans la boîte aux lettres du consommateur comblé aura utilisé 9,3 mégajoules, cependant qu’un livre acheté chez un bouquiniste n’aura réclamé, lui, que 1,6 mégajoule. Combien de mégajoules par pendule cantaloue ? ça dépend : chiée par un travailleur d’Amazon, ou décorant la villa de M. Bezos ?
Et vous aurez noté que nous n’avons même pas parlé de ce qui est devenu de notoriété publique, les incroyables consommations d’électricité des serveurs du Cloud, ou les trois millions d’objets électroniques divers jetés chaque année par les consommateurs américains. Mais ces consommateurs sont comblés et c’est pour cela que les chiottes des centres logistiques d’Amazon sont décorées de belles pendules cantaloues.