Nourrir l’humanité, un enjeu d’une autre époque ?

mis en ligne le 25 septembre 2014
1749FoodOn aurait pu espérer que deux cents ans de progrès technique permettent d’envisager, pour le XXIe siècle, l’émancipation de l’homme. L’objectif devra sans doute se limiter à celui qui a accompagné l’humanité depuis ses origines : l’obsession de la sécurité alimentaire. La FAO reconnaît aujourd’hui le nombre de 842 millions d’affamés dans le monde (un Terrien sur huit), auquel il faut ajouter un milliard deux cent millions de personnes qui souffrent de carences alimentaires graves – ce qui porte le total à deux milliards. En outre, la baisse du pouvoir d’achat dans de nombreux pays – due à l’essoufflement de l’économie mondiale et aux politiques d’austérité – impose aux populations des restrictions alimentaires de plus en plus lourdes (dans l’Union européenne, 79 millions de citoyens vivent en-dessous du seuil de pauvreté, et 16 millions dépendent de l’aide alimentaire d’œuvres de charité).

Un futur lourd de menaces
Mais l’essentiel est ailleurs. Parce que si aujourd’hui le problème de la faim est strictement politique, l’agriculture mondiale pouvant nourrir sept milliards d’habitants s’il n’y avait pas à la fois de telles inégalités sociales et un gaspillage aussi scandaleux, l’avenir pourrait être plus sombre. Et on peut formuler la question suivante : même avec une organisation sociale égalitaire, l’agriculture mondiale pourra-t-elle nourrir neuf milliards d’habitants à l’horizon 2050 ? La production alimentaire dépend de nombreux facteurs : certains évoluent (ou peuvent évoluer) favorablement ; d’autres de manière préjudiciable. Commençons par ces derniers, les plus nombreux.

La diminution des surfaces des terres agricoles. Les surfaces agricoles reculent en France, comme dans toute l’Europe, depuis les années 1960. L’Europe en a ainsi perdu 30 millions d’hectares entre 1961 et 2003. Actuellement, la France perd en moyenne 82 000 hectares de terres agricoles chaque année (urbanisation, infrastructures de transports, chantiers, carrière, etc.), soit l’équivalent d’un département tous les sept ans.
Deux autres phénomènes menacent les capacités alimentaires : les agrocarburants, qui nécessitent d’importantes surfaces cultivables et entrent en concurrence directe avec la production alimentaire ; la montée des eaux (conséquence du réchauffement climatique global) qui pourrait atteindre, d’ici la fin du XXIe siècle, de 28 à 58 cm par rapport aux niveaux de la fin du siècle dernier, anéantissant une superficie non négligeable (mais impossible à chiffrer) de terres agricoles.

La diminution des rendements. Elle est tributaire de plusieurs paramètres.
– La détérioration des sols. Après une croissance quasi ininterrompue depuis l’après-guerre, les rendements des grandes cultures (blé, maïs, orge, mais aussi colza, tournesol, etc.) stagnent depuis plusieurs années dans la majeure partie des pays à forte productivité. Les mauvaises pratiques culturales qui ont contribué à une surexploitation des terres figurent parmi les principaux responsables. On perd aujourd’hui sur un sol d’agriculture conventionnelle en moyenne dix tonnes de matière organique par hectare et par an. Des centaines de millions d’hectares de terres fertiles ont ainsi été stérilisées en un siècle par l’agrochimie. En outre, sans phosphates, les terres s’épuisent et les rendements diminuent ; or les réserves sont estimées à environ quatre-vingts ans.
– Le problème de l’eau. L’agriculture est de loin le plus grand consommateur d’eau au niveau mondial (70 % des prélèvements lui sont imputables, contre 20 % aux industries et 10 % aux collectivités urbaines). Les cultures exigent de 1 000 à 3 000 m3 d’eau par tonne de céréales récoltée. C’est l’agriculture irriguée, essentiellement tributaire des eaux superficielles ou souterraines, qui focalise aujourd’hui l’attention. Plus de vingt pays se trouvent aujourd’hui dans une situation jugée critique.
– La disparition des abeilles. Selon une étude de l’Inra et du CNRS, 35 % de la production mondiale de nourriture est directement dépendante des pollinisateurs. La valeur du service de pollinisation des insectes a été estimée à 153 milliards d’euros, soit 9,5 % de la valeur de la production agricole mondiale. Or plusieurs causes semblent contribuer au déclin des abeilles (et autres insectes pollinisateurs) : insecticides, pollution des écosystèmes, raréfaction des espèces végétales, diminution de la taille des habitats… Si bien que, partout dans le monde, les populations d’abeilles diminuent (29 % des colonies d’abeilles seraient décimées en France). Si elle devait se confirmer, la disparition des abeilles aurait un impact catastrophique sur l’agriculture.
– Les perturbations climatiques. Déjà, des changements ont pu être observés dans les décennies récentes (floraison plus ou moins précoce, modification des dates de vendange, de la saison de végétation, de l’aire de certains ravageurs, etc.). Les effets sur les rendements des espèces cultivées risquent d’être très contrastés : si les régions tempérées peuvent s’attendre à des effets tantôt positifs, tantôt négatifs, le changement climatique aura quasi systématiquement des effets négatifs dans les zones tropicales. Par ailleurs, l’accélération des événements extrêmes (sécheresses, pluies intenses et inondations, orages violents, ouragans, cyclones…) portera de plus en plus préjudice au volume des récoltes.
– L’alimentation carnée. La production de viande nécessite beaucoup de ressources (un kilo de bœuf exige 15 000 litres d’eau), mais aussi beaucoup d’espace (la surface de sol nécessaire pour la production d’un kilo de bœuf est de 323 m2 ; pour un kilo de riz, elle est de 17 m2). Environ 30 % des terres habitables de la planète sont utilisées pour nourrir les animaux. Les sept milliards d’habitants tirent en moyenne 20 % de leurs apports en protéines de produits d’origine animale. Et les tendances alimentaires actuelles confirment un accroissement de la production. Celle-ci, au niveau mondial, avoisine les 300 millions de tonnes, avec une consommation qui a augmenté de 65 % en un demi-siècle.
– L’épuisement des « ressources halieutiques » (« ressources » parce que, bien entendu, tout ce qui bouge n’est pas un animal ayant droit à la vie, mais une substance destinée à terminer dans l’assiette de l’homme). Selon la FAO, les trois quarts des stocks de poissons de mer sont surpêchés, épuisés ou exploités au maximum de leur potentiel (sans parler des métaux lourds ou de la dioxine de plus en plus présents). Or les mers et les océans fournissent à l’humanité le cinquième de ses protéines. Un milliard d’habitants en dépendent.
– Une autre variable de taille, mais moins perceptible, est la fin prochaine du pétrole bon marché ; la productivité du travail de 500 à 1 000 fois supérieure aux pratiques millénaires dont se targue l’« Occident » est en effet due à la mécanisation, aux engrais, aux pesticides, inexistants sans pétrole. Et les rendements de l’agriculture biologique, telle qu’elle est pratiquée aujourd’hui, restent sensiblement inférieurs à ceux de l’agriculture chimique. Il est d’ailleurs à noter que ce phénomène n’affectera que peu l’agriculture des pays pauvres puisque un milliard de paysans n’ont que leurs bras pour travailler, 300 millions utilisent la traction animale, et seulement vingt millions environ travaillent avec un tracteur.
Au cours de l’histoire, l’accroissement de la population humaine a été soutenu par une augmentation continuelle de la consommation d’énergie. Si la disponibilité de cette énergie venait à diminuer considérablement, les conséquences porteraient sur la taille de cette population. Or la composition actuelle de l’énergie mondiale consiste en pétrole (36 %), gaz naturel (24 %), charbon (28 %), nucléaire (6 %), hydraulique (5 %), énergies renouvelables (1 %).
Compte tenu du déclin prochain des énergies fossiles, d’ici à la fin du siècle, la quantité totale d’énergie à la disposition de l’humanité pourrait être d’un cinquième de l’énergie dont nous disposons actuellement. L’usage des combustibles fossiles nous a donc permis de masquer l’atteinte à la capacité de charge de la planète et de maintenir, très probablement, l’humanité en surnombre. Si les facteurs qui déterminent la production alimentaire n’incitent pas à l’optimisme, deux autres paramètres évoluent dans le même sens. D’une part, le coût de l’alimentation : il ne suffit pas en effet qu’elle soit produite ; il faut encore qu’elle soit accessible. Or les prix des denrées alimentaires sont repartis à la hausse, atteignant les niveaux de la crise de 2007-2008, qui avait déclenché des émeutes de la faim. Alors qu’un consommateur européen réserve à peine 15 % de son pouvoir d’achat à la nourriture, les personnes pauvres des pays dits « en développement » consacrent entre 50 % et 80 % de leurs revenus en dépenses alimentaires ; la hausse et l’instabilité des prix représentent donc une menace sérieuse pour leur capacité à se nourrir. Depuis juillet 2010, les prix du maïs, du blé et du sucre ont augmenté de plus de 70 % ; les causes étant multiples (mauvaises récoltes, prix du pétrole, développement des agrocarburants, spéculation financière, demande mondiale accrue…). D’autre part, la croissance démographique : ce ne sont pas sept mais neuf milliards d’habitants qui devront se partager l’ensemble de la production mondiale vers 2050. Les paramètres susceptibles d’améliorer la sécurité alimentaire sont moins nombreux ; l’un d’entre eux cependant ouvre des perspectives rassurantes : l’agroécologie dans le cadre d’une agriculture paysanne… et libertaire.

La mise en culture de nouvelles terres. La FAO considère que sur les 4,2 milliards d’hectares cultivables dans le monde, seul 1,5 milliard sont réellement cultivés. Certes, sauf que les meilleures terres ayant été exploitées, les terres vierges sont le plus souvent difficiles d’accès, de fertilité médiocre, et donc difficiles à mettre en valeur. Et l’essentiel de ces terres est constitué de friches arborées ou arbustives qui jouent un rôle important dans la fixation du carbone et la préservation de la biodiversité. Par ailleurs, dans plusieurs pays pauvres, les gouvernements réservent aux investisseurs ces terres pour développer une agriculture commerciale à grande échelle qui les appauvrira rapidement.
La lutte contre le gaspillage alimentaire. À l’échelle de la planète, un tiers des aliments destinés à la consommation humaine sont perdus ou gaspillés depuis le champ jusqu’à l’assiette. En France, tout au long de la chaîne de production, le gaspillage alimentaire représente 260 kilos par personne et par an, c’est-à-dire des millions de tonnes (standards imposés par certaines enseignes qui écartent du circuit commercial une partie des fruits et légumes ; forte concurrence entre producteurs qui conduit parfois à ne même pas récolter ; rejets considérables de poissons en mer ; accroissement des distances entre les lieux de production, de transformation et de vente ; déchets des industries de transformation, de la grande distribution et même des commerces de proximité ; pertes et gaspillages dans la restauration collective ou commerciale). Au cours des cinq étapes (production agricole, transport et stockage, transformation, distribution, consommation), les économies à réaliser sont donc loin d’être négligeables.

L’agroécologie. Si elle fait naître un réel espoir, c’est parce que sa généralisation permettrait d’obtenir des rendements équivalents, voire supérieurs, à ceux de l’agriculture conventionnelle. Théorisée et mise en pratique à la fin des années 1970, en Amérique latine, comme réponse aux dégâts de l’agro-industrie, l’agroécologie intègre l’ensemble des paramètres de gestion écologique de l’espace cultivé. Fondée sur l’observation des fonctions de la nature et la recherche de leur optimisation, sur l’utilisation intelligente et mesurée des ressources locales, elle contribue à reconsidérer la notion même de productivité du travail, à développer un autre rapport au vivant, qu’il soit sauvage ou cultivé. Sa vision holistique (globale) s’oppose fermement aux approches réductrices véhiculées par la recherche agronomique moderne.
Les techniques qu’elle préconise relèvent d’une coopération entre l’homme et la nature. Association dans un même champ de diverses espèces et variétés aux physiologies et statures différentes (céréales, tubercules, légumineuses, cucurbitacées). Recours aux techniques culturales douces, rotation des cultures, utilisation d’epèces adaptées aux conditions pédoclimatiques locales, préservation des paysages et de la biodiversité, valorisation des ressources naturelles renouvelables. Ces pratiques limitent considérablement l’érosion, le compactage ou la salinisation des sols, ainsi que la prolifération de prédateurs, d’espèces envahissantes, d’agents pathogènes, et donc rendent inutile ou marginale l’utilisation d’intrants chimiques et pesticides (par exemple, la présence d’arbres crée un microclimat favorable, facilite l’hébergement de nombreux insectes auxiliaires de cultures et permet, par les racines, le prélèvement en profondeur d’éléments minéraux libérés par l’altération des roches mères.

Réhabiliter la paysannerie en société libertaire
Or il se trouve que l’agroécologie, notamment par la faible mécanisation et l’abandon des traitements chimiques, nécessite une main-d’œuvre nombreuse. Elle intègre donc « naturellement » les dimensions sociale, culturelle et politique dans ce qu’on peut appeler des « socio-écosystèmes » dont elle renforce la résilience. Le capitalisme a largement fait la preuve de son incapacité à nourrir l’humanité : la terre devenue une des formes de placement les plus rémunératrices, la privatisation du vivant par les OGM, les brevets et la confiscation des semences le confirment quotidiennement. La première condition pour éradiquer la faim sur la planète est donc la sortie rapide du capitalisme. En moins d’un quart de siècle, la planète a perdu plus d’un milliard de petits paysans. Le seul avenir possible est dans un retour massif de la population à l’activité agricole pour compenser les baisses de rendements, en combinant les savoir-faire traditionnels et l’agroécologie moderne. « L’important ce n’est pas une production de masse, mais la production par les masses » : l’avertissement de Gandhi prend aujourd’hui toute sa mesure. Or cette volonté existe, ou est en train de (re)naître. Elle existe dans les pays pauvres : l’agriculture familiale reste en effet encore largement majoritaire dans le monde : 2,6 milliards de personnes, soit près de 40 % de la population mondiale au sein de 500 millions d’exploitations. Or diverses études ont déjà montré qu’à apports égaux d’intrants à l’hectare, et même d’une façon générale, la petite exploitation produit davantage par unité de surface que la grande, et qu’elle remplit en outre de multiples fonctions sociales, culturelles et écologiques.
Cette volonté de faire par soi-même est aussi en train de (re)naître dans les pays industrialisés à travers toutes les alternatives en actes dans le domaine alimentaire. En Grèce ou en Espagne – et ailleurs – les difficultés financières conduisent à trouver des solutions pour se nourrir à moindre coût : jardins collectifs, potagers éducatifs, vente de proximité, amap, marchés de plein air, groupements d’achats, restaurants sociaux, formations gratuites à l’agriculture biologique… Et si ces contraintes budgétaires constituaient un tremplin vers des expériences authentiquement autogestionnaires, vers un changement de plus grande ampleur : réhabilitation de la campagne, réappropriation de l’agriculture, réflexion politique sur l’alimentation, et pourquoi pas volonté de rompre avec un système. En Grèce, en trois ou quatre ans, les emplois dans l’agriculture ont progressé de 7 %.
De plus en plus d’individus, de collectifs s’efforcent de faire revivre des formes d’organisation que beaucoup qualifiaient d’archaïques et peu efficientes. Un peu partout, des résistances se multiplient : droit à une nourriture saine et culturellement appropriée, préservation des semences traditionnelles, diversification des récoltes, protection des sols, mise en place de vergers, de marchés et de commerces locaux, proximité et saisonnalité des produits, valorisation des déchets, approche pluridisciplinaire de la nourriture, défiance à l’égard de la viande, réapprentissage de la cuisine, éducation au goût, reconnexion de l’homme avec la nature…
Les atouts des petites structures sont nombreux : emploi d’une main-d’œuvre abondante, proximité du travailleur avec son champ ou son troupeau, et donc maîtrise de son travail, limitation des risques sanitaires, revitalisation du tissu rural par le maintien ou la réimplantation de services publics, de commerces de proximité, d’artisanat. Mais pour que ces laboratoires ne restent pas des exemples isolés et voués à l’échec, il reste à dépasser le cadre de l’exploitation familiale ou du réseau de voisinage pour élaborer des formes coopératives appropriées. La détermination devra être forte parce qu’elle se heurtera à un problème tabou, celui de la propriété foncière, c’est-à-dire de la révolution sociale.



COMMENTAIRES ARCHIVÉS


Alexis-André

le 9 octobre 2014
Il y a une ambiguité essentielle dans ce texte:

L'amalgame fait entre "le sentiment de la nature force révolutionnaire", tel que les personnalistes dans les années 30 l'ont explicité, et le goût moderne pour le retour à la terre, qui est avant tout un exotisme citadin, et bien sûr le prolongement du développement technique de la société, bien intégré.
Libération et technique développée à cette échelle sont antinomiques!
Le public des Amap et des bioccoop est justement cette classe moyenne moderne et citoyenne, et la vaste farce de la valorisation des déchêts n'en parlont pas.
Le vert est une imposture moderne, une hypocrysie de plus. Il n'est pas étonnant de retrouver ces ambiguités au sein de la F.A, puisqu'ils se refusent, encore à aborder le problème de la société technicienne dans son ensemble.
Lisez Jacques Ellul messieurs dames lisez donc.
Et aussi, il suffit d'ouvrir les yeux autour de soi, pour constater que les solutions clés en main, et les alternatives sont des illusions: partout nous sommes submergés, et nous ne pouvons coexister. Voilà pourquoi il faut développer une critique globale de la Technique, et ne pas se satisfaire des alternatives du système, pour le système.

Très sincèrement