Guerre à la guerre : Jean Jaurès, la social-démocratie allemande et la guerre (2/3)

mis en ligne le 2 octobre 2014
1750JauresLes socialistes allemands avaient voté à leur congrès tenu à Dresde une motion condamnant toute participation à une coalition avec les partis politiques bourgeois. Ils firent adopter cette motion au congrès international d’Amsterdam en 1904 : « Le congrès condamne de la façon la plus énergique les tentatives révisionnistes tendant à remplacer la tactique éprouvée et glorieuse fondée sur la lutte de classes par une politique de concessions à l’ordre établi qui aboutirait à faire d’un parti révolutionnaire, qui poursuit la transformation […] de la société bourgeoise en une société socialiste, […] un parti se contentant de réformer la société bourgeoise. »
Les socialistes allemands n’avaient pas abandonné la rhétorique révolutionnaire alors que dans la pratique leur organisation et leur politique étaient totalement intégrées à la société bourgeoise. Ils continuaient obstinément – suivant en cela Marx et Engels – à penser que la classe ouvrière était majoritaire et qu’inéluctablement une majorité de travailleurs finiraient par voter pour eux. Les social-démocrates allemands étaient donc opposés à toute participation à une coalition gouvernementale. Cette attitude n’arrangeait pas les socialistes français, à commencer par Jaurès, qui était favorable à la participation des socialistes à un gouvernement de coalition – sous certaines conditions.
Par ailleurs, les social-démocrates allemands étaient extrêmement vagues, voire réticents, concernant toute proposition d’appel à une grève générale en cas de guerre, tandis que Jaurès était très ferme sur la nécessité de répondre à la guerre par une grève. Jaurès était sur une position « pragmatique », somme toute parfaitement orthodoxe d’un point de vue marxiste : on ne pouvait pas mettre tous les partis bourgeois dans le même sac. Il préconisait la participation à un gouvernement avec les fractions les plus progressistes de la bourgeoisie. Mais en même temps, il tenta de faire adopter le principe d’une grève générale si une guerre éclatait, ce à quoi les dirigeants social-démocrates allemands n’étaient pas disposés. Jaurès était en relation avec des syndicalistes révolutionnaires français, dont les analyses sur la grève générale l’avaient influencé.
Les social-démocrates allemands étaient sur des positions rigides quant à l’action politique, d’autant plus rigides que, sauf circonstances exceptionnelles, ils n’avaient de toute façon aucune chance d’être en position de participer à un gouvernement dans l’Empire allemand. En revanche, sur la question très pratique de savoir ce qu’il fallait faire si une guerre éclatait, les dirigeants social-démocrates allemands restaient extrêmement vagues. Au congrès de 1904 à Amsterdam, Jaurès échoua sur la question de la grève pour empêcher la guerre, et dut se replier sur la « motion de Dresde ». Il fit une intervention remarquable dans laquelle il dénonça l’hypocrisie de la social-démocratie allemande. Selon lui, l’application, à l’ensemble des partis de l’Internationale, de la motion de Dresde condamnant toute alliance électorale consistait à appliquer à ceux-ci des « règles d’action, ou plutôt d’inaction qui s’imposent à l’heure actuelle à la démocratie socialiste allemande ».
Jaurès raille l’attitude des dirigeants socialistes allemands sur une affaire parfaitement lamentable : les patrons voulaient faire signer aux ouvriers une pétition en faveur de l’empereur. Les dirigeants social-démocrates ont refusé d’intervenir pour empêcher les ouvriers allemands de la signer ! Ce faisant, dit Jaurès, « vous continuez ainsi à émousser, à obscurcir, à affaiblir dans le prolétariat allemand cette force historiquement trop débile d’une tradition révolutionnaire insuffisante. Eh bien, parce que vous, vous n’avez pas cette tradition révolutionnaire, vous la regardez avec une sorte de déplaisir chez les peuples qui y recourent, et vous n’avez qu’outrages, vos théoriciens n’ont que dédain pour nos camarades belges qui étaient, au péril de leur vie, descendus dans la rue pour conquérir le suffrage universel ».
C’est une allusion évidente au fait que le suffrage universel fut accordé en Allemagne par Bismarck et non à la suite d’une lutte. Remuant le couteau dans la plaie, Jaurès rappelle que les Allemands a) n’ont pas de tradition révolutionnaire et b) que leurs traditions parlementaires ne leur servent à rien : « Vous n’avez pas de force parlementaire. Quand bien même vous seriez la majorité au Reichstag, vous êtes le seul pays où vous ne seriez pas, le socialisme ne serait pas le maître, s’il avait la majorité. Car votre Parlement n’est qu’un demi-Parlement, un Parlement qui n’est pas un Parlement lorsqu’il n’a pas en mains la force exécutive, la force gouvernementale, quand ses décisions ne sont que des vœux, arbitrairement cassés par les autorités de l’empire. »
Treize ans auparavant, Engels avait fait le même constat : le Parlement n’a aucun pouvoir. En 1891, les deux principales revendications de 1848 sont réalisées : l’unité nationale et le suffrage universel ; or, Engels fait remarquer dans sa critique du programme d’Erfurt que « le gouvernement possède tout pouvoir exécutif » et que les « chambres n’ont pas même le pouvoir de refuser les impôts ». « La crainte d’un renouvellement de la loi contre les socialistes paralyse l’action de la social-démocratie », dit-il encore, confirmant l’opinion de Bakounine selon laquelle les formes démocratiques n’offrent que peu de garanties pour le peuple. Le « despotisme gouvernemental », dit encore Bakounine, trouve ainsi une forme nouvelle et efficace dans la pseudo-volonté du peuple. Or les élections qui viennent de se dérouler en Allemagne ont donné aux socialistes trois millions de suffrages ! Après de tels résultats, leur dit Jaurès, on attendait de vous « un mot d’ordre, un programme d’action, une tactique » : « Et alors, vous avez, devant votre propre prolétariat, vous avez devant le prolétariat international, masqué votre impuissance d’action en vous réfugiant dans l’intransigeance des formules théoriques, que votre éminent camarade Kautsky vous fournira jusqu’à épuisement vital. (Applaudissements et rires.) »
L’adoption de la motion de Dresde, conclut Jaurès, signifie que le socialisme international dans tous les pays « s’associe à l’impuissance momentanée, mais formidable, à l’inaction provisoire, mais forcée de la démocratie allemande ».
Bebel crut s’en sortir en faisant une critique de la démocratie bourgeoise. C’était là donner des armes à Jaurès, qui répliqua en déclarant que la république n’était pas en soi une garantie de progrès : la démocratie resterait stagnante si elle « n’était pas sans cesse avertie, contrainte par l’action de classe du prolétariat ». Jaurès s’étonne que dans certains pays comme l’Allemagne, l’Italie, la Belgique, le prolétariat socialiste « ne se propose pas comme objet essentiel et immédiat le remplacement de la forme monarchique par l’institution républicaine ». Un point encore sur lequel il rejoint Bakounine… Il ne comprend pas que dans ces pays le prolétariat se contente d’utiliser les institutions accordées par la monarchie. Prenez garde, avertit le socialiste français : « Si la République n’est pas en ce moment dans tous les pays la condition nécessaire du progrès économique et social », en France elle est « le résultat d’un mouvement révolutionnaire qui a créé la France moderne ».
Et Jaurès étale le « curriculum révolutionnaire » du peuple français : « 1791, la pétition du Champ-de-Mars, en 1792 par l’entrée du peuple au château des Tuileries, en janvier 1793 sur la place de la Concorde, où tombait la tête de Louis XVI, en 1830, en 1848, en 1871. » Pour Jaurès, « la République est la forme logique et suprême de la démocratie ». La « monarchie sociale » que la social-démocrate ne veut ou ne peut remettre en cause, peut bien donner au prolétariat quelques réformes ; mais prenez garde, dit encore le socialiste français, « ce jeu qui peut donner pratiquement quelques résultats, il ne vaut pas pourtant les viriles et directes conquêtes par la volonté du prolétariat libre ». C’était une allusion très claire au fait qu’en Allemagne, ce n’est pas, comme l’avait dit Jaurès au début de son intervention, le prolétariat « qui a conquis sur les barricades le suffrage universel. Il l’a reçu d’en haut… ». C’était là un gros pavé dans la mare social-démocrate allemande.

À suivre dans le prochain numéro…