Lettre ouverte à Jean Zay

mis en ligne le 23 octobre 2014
1753JeanZayMonsieur. Ne sachant plus combien de temps pourra rester en poste notre ministre de l’Éducation nationale, Najat Vallaud-Belkacem. Celle-ci ayant succédé à Benoît Hamon, lui-même à Vincent Peillon, cette valse ministérielle à trois temps se déroulant en moins de deux ans. Vous avez vous-même été peu de temps ministre (deux ans), mais vous avez innové. Au lieu de définir par programme le socle commun de connaissances à acquérir pour le certificat d’étude primaire, vous offrez aux instituteurs une triple mission : améliorer l’instruction, initier les enfants issus des milieux populaires à la culture et une orientation professionnelle choisie. Pour ce faire, vous avez laissé « toute liberté d’initiative » aux enseignants, en leur permettant d’innover, d’inventer. Vous avez créé les Cemea, ouvert l’école au sport, aux classes promenade, offert l’ascenseur social aux enfants issus des classes laborieuses, etc. Le tout va sans dire n’a jamais été accepté, même par les députés de votre bord.
Le festival de Cannes, les bibliobus, les Crous, le CNRS, l’ENA, les premier et second degrés, le socle commun sont issus de vos deux années « de gouvernance » et vous avez permis à l’école de Freinet de Vence de poursuivre ses aventures. A priori, en deux ans, Monsieur, vous avez plus œuvré pour une école et des cultures ouvertes sur la vie que vos héritiers des différents gouvernements socialistes.
En 1981, Alain Savary, après avoir été interpellé publiquement par Gabriel Cohn Bendit, se contente d’ouvrir quatre lycées expérimentaux. Il n’y en aura pas plus, il n’y en aura pas moins au bout de trente ans. La loi Jospin en 1989 met l’enfant au cœur du système scolaire, installe des cycles tant à l’école primaire que dans le secondaire et vise les 80 % de la même classe d’âge au baccalauréat. Elle crée les IUFM et le corps des professeurs d’école et propose l’intégration des élèves en situation de handicap. Vincent Peillon, en 2012 remet la semaine scolaire à cinq jours et demi, construit la réforme des rythmes scolaires (sans l’imposer aux écoles privées confessionnelles). Il tente de s’attaquer aux statuts des classes préparatoires, recule devant une « simple » grève de professeurs ne s’adressant qu’à l’élite de la nation.
De son côté, Najat Vallaud-Belkacem essaie d’introduire des pratiques éducatives visant la parité fille-garçon : formation à l’égalité et à la déconstruction des stéréotypes pour les enseignants et éducateurs, un apprentissage de l’égalité pour les élèves pour le cycle élémentaire. Cycle expérimenté dans cinq académies en 2013 et remis aux calendes socialistes suite aux manifestations mobilisant les vieux relents de la famille patriarcale. Il suffira maintenant que quelques rumeurs des tenants de la réaction populaire ou des droites catholiques ou extrémistes pour que la moindre tentative de construire une éducation ouverte sur la vie et la citoyenneté soit remisée dans les placards ministériels.
Najat Vallaud-Belkacem, en 2014, nous parle d’école inclusive en rognant sur les formations spécialisées (deux cents heures à la place des quatre cents heures de formation spécialisée), en ignorant les grandes difficultés scolaires voire les souffrances à l’école. Les tenants du tout médical déclinent les difficultés en dys et autres troubles spécifiques : dyslexies, dysorthographie, troubles envahissants de… et illettrisme ! La non-maîtrise des savoirs de base pour se débrouiller dans les différents mondes de l’écrit n’est plus une résultante directe de l’échec scolaire et, donc, de l’institution, mais devient bien une maladie. Toute personne ayant un quelconque trouble peut s’adresser à la maison départementale du handicap. Ses difficultés d’apprentissage sont du domaine médical et non plus éducatif, social ou pédagogique. L’école inclusive devient maintenant l’école de tous les labels et il suffira de changer la dénomination pour soi-disant éviter l’exclusion, la mise au banc. Quelques auxiliaires de vie scolaire par-ci, quelques programmes personnalisés de réussite éducative par-là, et le tour est joué.
Monsieur, vos successeurs vident l’école publique de ses objectifs paritaires, mettent la gratuité au banc de la marchandisation des savoirs, malaxent les mots pour en vider toute substantifique moelle. Cette école ne vise plus à former les citoyens et citoyennes d’aujourd’hui et de demain. Les Vincent Peillon, Benoît Hamon et Najat Vallaud-Belkacem écoutent les voix de la rue : celles de la réaction, de leur banquier, des stéréotypes sociétaux, l’offrent aux bureaucrates de tous bords.
Vous avez eu l’intelligence d’en appeler au cœur des gens du peuple, aux possibles des enseignants et à leur volonté de construire une école au service des enfants et des jeunes : pensez-vous que les ministres socialistes d’aujourd’hui savent que de telles gouvernances sont envisageables ? Que de partager un espoir sociétal avec un maximum de personnes – quels que soient leur âge, leur appartenance sociale ou professionnelle – en faisant appel à leur intelligence du cœur et de citoyen est encore possible aujourd’hui ?
Cela aurait pu être la grande entreprise sociétale des gouvernements socialistes : créer une cohésion sociale par une véritable réforme sociétale et scolaire. Mettre du baume au cœur à la fois aux enfants, jeunes, familles, enseignants : tout un petit peuple de plus de 12 millions de personnes pouvant croire en une entreprise commune, celle de construire l’avenir dès maintenant en élaborant une école bienveillante et prévenante.
Ne sachant plus vers qui me tourner, j’en appelle à un ministre avec lequel j’aurais eu peut-être envie de travailler pour qu’un maximum d’enfants vivent des journées passionnantes et mordent la vie à pleines dents.