Émanciper le travail

mis en ligne le 30 octobre 2014
Dans ce livre d’entretiens avec Patrick Zech, Bernard Friot reprend les idées clefs de ses livres précédents, notamment l’Enjeu des retraites et l’Enjeu du salaire, les objections et demandes de précisions de son interlocuteur l’obligeant parfois à des redites mais ayant l’avantage de clarifier les thèmes en aplanissant les éventuelles difficultés techniques de la matière… et de pourchasser les restes de pensée consensuelle. La contradiction liée à celles-ci est un formidable stimulant à l’exigence intellectuelle et à la pugnacité militante.
Cinq entretiens donc, après l’introduction intitulée « Vaincre »

Le travail
À contresens des idéologies prônant la fin du travail, l’économiste recentre ses propositions, voire son programme, sur celui-ci, non seulement comme production de valeur mais comme instrument de reconnaissance sociale. « Le travail désigne toute activité dont le résultat bénéficie d’une reconnaissance sociale qui lui donne valeur économique. »
À Patrick Zech qui objecte qu’un salaire à vie dissuaderait certains de travailler, Bernard Friot, renversant totalement la perspective comme il le fait souvent, rétorque que le dés amour à l’égard du travail vient de ce que « le système capitaliste en a fait » (3e entretien). Le confirme l’attachement montré par les salariés victimes de licenciements à leur activité, leur entreprise, à ce qui continue à être l’essentiel de leur vie.

Il faut réinventer une valeur non capitaliste du travail
« Ce qui nous empêche de travailler aujourd’hui, c’est la pratique capitaliste de la valeur. Je pense à ceux et à celles qui ne peuvent pas donner leur mesure parce qu’ils se heurtent au marché du travail, parce qu’ils savent qu’ils font du sale boulot pour mettre en valeur le capital de l’actionnaire, parce qu’ils vont en traînant les pieds faire un travail qui leur plaît mais que le management capitaliste pourrit. » (2e entretien : « La cotisation salaire, un trésor impensé », p. 91)
« La valeur n’est pas un invariant, donc le travail non plus contrairement à ce que la bourgeoisie veut nous faire croire. C’est l’objet de la lutte de classes, et quand la classe ouvrière a existé comme classe révolutionnaire elle a réussi à imposer les prémices d’une autre pratique de la valeur à travers l’institution du salaire à vie des fonctionnaires et des retraités, et de la cotisation salaire qui reconnaît une production de valeur sans capital ni marché du travail […] Ce n’est donc pas ce que font les retraités, leur travail concret, le contenu de leurs activités qui décide s’il y a travail ou non : c’est la validation sociale de cette activité et des valeurs d’usage qu’elle produit. » (2e entretien, p. 46)
Toute valeur économique ne signifie pas utilité sociale. Et la multiplication de marchandises, de valeurs d’usage inutiles et même nuisibles (voir l’affaire du Mediator) peut coïncider avec un fort rendement économique.
Il revient sur une distinction fondamentale, celle entre travail et emploi, n’hésitant pas, selon la même subversion de la propagande à travers l’usage du langage (« je mène la guerre des mots » dit-il en repensant les notions de solidarité, de justice sociale, etc.) à faire de l’emploi, de ce que ce mot génère idéologiquement, le synonyme de… chômage : « C’est parce qu’il y a de l’emploi qu’il y a du chômage. »
En effet c’est bien cette obsession libérale de l’employabilité qui détricote tout ce que les travailleurs avaient acquis après 1945. Les droits du travail, attaqués de toutes parts, tendant à disparaître au nom de ce critère totalitaire de l’employabilité. Tout travailleur s’il n’a pas d’emploi est donc… suspect d’inemployabilité et figé dans cette impuissance, cette néantisation.

Le salaire
Bernard Friot revient sur ce qui est plus qu’une thèse maîtresse, un projet de société : remplacer le salaire lié actuellement à l’emploi par une cotisation à vie.
Il expose précisément le financement national que cela suppose. Cette cotisation dont vivraient les travailleurs représenterait 60 % du PIB.
30 % du reste iraient à l’investissement et les derniers 10 %, sous forme de cotisation générale, alimenteraient la gratuité dans certains secteurs.
Cette cotisation salaire liée à la qualification de chacun et versée à vie, quels que soient les métiers exercés durant celle-ci, déconnecterait le salaire du pouvoir d’achat, et la cotisation de la couverture des besoins.
« Il y a une profonde et malheureuse parenté entre la lecture du salaire direct comme pouvoir d’achat et celle de la cotisation comme couverture des besoins. » (2e entretien, p. 46)
Ce système s’appuiera sur une coordination horizontale (cf. le troisième entretien : « Généraliser la pratique salariale de la valeur », p. 89)
1. Le marché sera conservé avec la production marchande mais non capitaliste.
2. Il y aura des collectifs de copropriétaires d’usage des entreprises et des services publics.
Les « parties prenantes » : à côté des professionnels, des représentants des pouvoirs publics, des fournisseurs, des clients, des usagers.
3. Faisant partie de cette dynamique les conflits seront mis sur la table entre « institutions égales, indépendantes et opposées quant à leurs intérêts ».
4. Le rôle de l’État est indispensable selon Bernard Friot, non seulement au plan législatif mais également pour la coordination des activités économiques.
Défenseur de ce programme, qui s’appuierait sur un réseau international à construire, l’économiste écarte tous les combats inutiles, autant de « voies d’évitement » selon lui.
Il ne s’agit pas pour la classe salariale de vouloir redistribuer les revenus, mieux répartir la valeur, le travail, les richesses, de lutter (en vain, comme nous le montrent les luttes récentes, si respectables et admirables soient-elles, contre les délocalisations : « Depuis quarante ans les salariés constatent qu’il est impossible de s’opposer à la disparition d’une entreprise dès lors que la valorisation du capital sera supérieure ailleurs » (3e entretien p. 101) ; mais de devenir classe dirigeante à son tour et de se réapproprier la production. La classe ouvrière doit se construire « contre la maîtrise de la valeur économique par la classe dirigeante et devenir, elle, maîtresse de cette valeur et classe dirigeante à son tour ». (2e entretien p. 64)
C’est-à-dire de prendre le pouvoir car, comme le rappelle Friot, la bourgeoisie ne se contente pas de s’enrichir, elle s’est assurée la maîtrise de l’économie. Donc le pouvoir politique.
Ce livre nous ouvre des horizons, fouillant dans les interstices les plus ambigus et donc les moins contestés du système actuel ; par exemple décelant dans la « solidarité » si souvent invoquée un retour de la charité publique en place de révolution.
Comme il le rappelle le problème de la pauvreté, des injustices salariales, ne peut se résoudre qu’en amont, par la révolution précisément.

La nouvelle citoyenneté
Ce changement entraînera une nouvelle citoyenneté : « Avec la cotisation, c’est en tant que producteurs que nous serons citoyens. La citoyenneté articulera étroitement la production des biens marchands et celle des services publics puisqu’elles relèveront d’un même financement et seront le fait de personnes payées par les mêmes caisses. »
« La politique est en tension avec l’économie [… ] Tant le travail que nos démocraties connaîtront une formidable émancipation lorsque la dimension économique de la citoyenneté reposera non plus sur l’affectation par chacun d’une partie de ses revenus au bien commun, mais sur sa coresponsabilité dans la production de la valeur économique grâce au “statut politique du producteur”, pour reprendre le beau titre du manifeste du Réseau salariat. »
La fin de l’inégalité sociale, de la soumission des uns à la domination des autres, de la compétition ­– de ses désespérances et de ses ravages – voilà ce que nous propose ce militant révolutionnaire de l’économie.