Le Monde libertaire a 60 ans et toutes ses dents !

mis en ligne le 18 décembre 2014
1759GalaIl y a un peu plus de soixante ans, en octobre 1954, paraissait le premier Monde libertaire. Accouchement dans la douleur car le mouvement libertaire français connaissait alors une grave crise interne. Dix ans auparavant, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, les anarchistes de toutes tendances (syndicalistes, communistes et individualistes) s’étaient regroupés en créant la Fédération anarchiste et en se dotant d’un organe de presse hebdomadaire : Le Libertaire, reprenant ainsi le titre lancé en France en 1895 par Sébastien Faure et Louise Michel. En 1953 donc, une fraction se constituait secrètement à l’intérieur de la Fédération anarchiste ; ses membres étaient parvenus à mettre la main sur les principales structures de celle-ci, excluant méthodiquement les uns après les autres celles et ceux qui s’opposaient à leur conception de l’organisation, jusqu’à transformer la Fédération anarchiste en Fédération communiste libertaire 1. Celles et ceux qui étaient en désaccord rejoignaient les exclus et fondaient une nouvelle Fédération anarchiste et un nouveau journal : Le Monde libertaire. La Fédération communiste libertaire, qui, elle, avait gardé local et journal (Le Libertaire), disparaissait quelques années plus tard 2. Pour la nouvelle Fédération anarchiste, tout était à reconstruire. Publier un Monde libertaire (mensuel à l’époque) était un nouveau défi organisationnel fort onéreux.
Dès le début, pour consolider les rentrées financières assurées par les ventes, il sera fait appel régulièrement au soutien des lecteurs et sympathisants. Dans ce dessein des souscriptions seront ouvertes de façon quasi permanente, complétées par l’organisation chaque année de galas de soutien, auxquels participera régulièrement et gracieusement la fine fleur de la chanson française : Georges Brassens, Léo Ferré, Boby Lapointe, Jacques Brel, Claude Nougaro, Barbara, Francesca Solleville, Serge Reggiani, Jehan Jonas, Jacques Debronckart, Jean-Roger Caussimon, Graeme Allright, François Béranger, Bernard Lavilliers… La liste est, bien sûr, très loin d’être exhaustive. Année après année, ventes, abonnements, soutiens et travail militant permettront au Monde libertaire de se développer jusqu’à, devenir hebdomadaire à partir du 6 octobre 1977. Près d’un demi-siècle pour y parvenir ! Un peu plus pour nous doter d’une radio. Car à partir de 1981 les concerts de soutien serviront aussi à financer Radio libertaire, ses locaux, son matériel. Soutien essentiel quand on sait que le premier local avait été saccagé et son matériel détruit par les forces de l’ordre sous le gouvernement « socialiste » de Mitterrand pas vraiment favorable à la libération des ondes ! À noter au passage l’interaction journal/radio avec le partage des infos : certains thèmes abordés dans l’hebdo étaient commentés et discutés à la radio, et certaines émissions radio étaient, elles, retranscrites partiellement pour en faire des articles dans l’hebdo.
Le souci constant du Monde libertaire sera, de sa création à nos jours, de refléter toutes les tendances et sensibilités de l’anarchisme : anarcho-syndicalisme, individualisme, communisme libertaire. Si ces tendances étaient fortement marquées dans les premières années de la Fédération anarchiste et de son organe, c’est beaucoup moins vrai aujourd’hui, chacun privilégiant une pratique sans rejeter les autres, et tous se retrouvant dans les luttes sociales et les combats concernant l’antimilitarisme, le pacifisme, le féminisme, l’antipatriarcat, l’antihomophobie, l’antiracisme, l’écologie, la lutte anticarcérale, l’athéisme…
Les unes du Monde libertaire sont à cet égard édifiantes, de même que les sujets traités dans les pages intérieures : comptes rendus de congrès syndicaux et de grèves, dénonciation de l’obscurantisme religieux, luttes des femmes, combats écologistes, solidarité internationale avec les organisations sœurs et les peuples opprimés à travers le monde… Éditos, chroniques, billets d’humeur ont toujours accompagné l’information brute : le premier numéro du Monde libertaire (4 pages !) annonçait la couleur : édito, « Les anarchistes dans le monde syndical », « La condition féminine », la vie de la fédération, programme du gala de soutien, page culturelle : peinture, spectacles, cinéma… Rapidement des rubriques régulières se mirent en place : « La Corbeille aux idées » (Charles-Auguste Bontemps), « Les propos du Martien », qui devint « À rebrousse-poil » (Pierre-Valentin Berthier), « Le Père peinard » (titre emprunté à Émile Pouget et derrière lequel officiaient Pol Chenard et parfois Maurice Joyeux), « Le livre du mois » (Maurice Joyeux), « À la petite semaine » (Floréal), « Quand l’autruche éternue » (Fredo Ladrisse)… là-aussi la liste n’est pas exhaustive. Sans oublier les textes signés Ferré (Brassens en avait signé sous pseudo dans Le Libertaire), Michel Ragon, Albert Camus (André Breton et d’autres surréalistes avaient également porté leur contribution à l’ancien Libertaire)…
Soixante ans d’existence du Monde libertaire pour rendre compte des luttes sociales ou sociétales, avec un éclairage anarchiste, pour rappeler aussi l’histoire de notre mouvement en France et sur la scène internationale, car la mémoire du prolétariat en lutte ne sera évidemment pas écrite par les tenants du pouvoir ; comme disait Orwell dans 1984 : « Celui qui a le contrôle du passé a le contrôle du futur… Celui qui a le contrôle du présent a le contrôle du passé. »
Notre journal a connu des périodes fastes et d’autres moins, différentes formules : 4 pages, puis 8… puis 24 ; une couleur, deux, quadri, mensuel, hebdo, des numéros hors-série devenus bimestriels et thématiques avec une nouvelle maquette depuis novembre 2012.
Au long de ces soixante ans, en raison de ses articles et prises de positions, le Monde libertaire a aussi connu une ribambelle de procès qui ne l’ont pas fait taire, ses articles dénonçant le colonialisme de l’État français en Algérie lui ont également valu les attaques de la part de l’extrême droite (OAS), alertes à la bombe (fausses) dans nos meetings pour empêcher leur tenue, attentat (bien réel) contre notre librairie, ce qui, non plus, ne nous a pas fait taire… bien au contraire. Contre vents et marées notre Monde libertaire a continué son œuvre de divulgation des idées anarchistes et d’information sur les luttes du prolétariat. Soixante ans aujourd’hui et toujours là : le combat continue.






1. Lire à ce sujet les versions qu’en donnent deux des principaux protagonistes : Maurice Joyeux (Sous les plis du drapeau noir) et Georges Fontenis (Changer le monde), ainsi que les articles de Julien, parus dans Le Monde libertaire n°1604 et 1605 (« Georges Fontenis. Parcours d’un aventuriste du mouvement libertaire »).
2. En raison de la désaffection des lecteurs mais aussi notamment des nombreuses saisies et amendes infligées au Libertaire pour son soutien aux indépendantistes algériens, Le Libertaire cessa de paraître en juillet 1956. Il sera également fait appel régulier à la générosité des uns et des autres pour financer Radio libertaire.